[Chambre de Muzio]
Le médecin descendit lentement l'escalier en lissant une dernière fois sa manche gauche. Arrivé sur la dernière marche, il s'arrêta et resta immobile. Dans le silence de la maison, les sons de la rue lui parvenaient facilement, assourdis par le passage de la porte... Son oreille devint petit à petit plus sensible, et bientôt il put presque saisir les paroles d'une chanson provenant, sans doute, d'une gondole.
Le potentiel vocal des gondoliers avait impressionné Muzio. Bien sûr, à la campagne les paysans chantaient beaucoup aussi, mais différemment, en groupe, le soir, ou fredonnaient vaguement pendant leur labeur. Au contraire, la plupart des Vénitiens du Canal n'avaient absolument aucune retenue et leurs voix chaudes s'entendaient quasiment partout dans la Sérénissime...
Des cris interrompirent brutalement le chant, et la rumeur d'une dispute parvint aux oreilles de Muzio qui s'en désintéressa immédiatement. Sa main droite glissa lentement sur la rampe de l'escalier, palpant le bois tiède, caressant doucement ce qui, en son temps, avait été vivant...
Il était incongru que le maître attendît le serviteur, et pourtant le chirurgien ne songeait pas à appeler Alessandro. Si vite arrivé dans la demeure qu'il devrait dorénavant appeler 'chez lui', il devait en repartir si vite. Un minimum de temps était parfaitement exigible, compréhensible et d'ailleurs compris. Bientôt, un bruit de porte indiqua qu'Alessandro n'allait pas tarder à apparaître...
La main de Muzio se détacha du bois lorsque les marches les plus hautes grincèrent, et le médecin se redressa inconsciemment.
Il adressa un sourire bienveillant à Alessandro qui arrivait à sa hauteur. Sa jeunesse le frappa et il se rendit compte qu'il allait commettre une erreur stratégique et humaine. Un corps jeune et sain devait s'alimenter avant de partir en soirée du côté de l'office. D'autant plus s'il n'avait pas eu un bon repas depuis plusieurs jours...
"Je viens de changer d'avis, Alessandro. Je vais me rendre au Palais Adorasti avant vous. Vous allez rester ici et vous installer à votre aise dans votre chambre, puis vous prendrez un solide dîner, je vous le demande. Vous trouverez de quoi vous restaurer dans le garde-manger. Suite à quoi, repus et propre, vous me rejoindrez au Palais en précisant mon nom. J'imagine qu'on vous demandera de rester dans les cuisines, essayez toutefois de m'indiquer discrètement que vous êtes arrivé. Et... tâchez d'user de cette occasion à bon escient."
Muzio fixa un instant le jeune homme en silence, puis plongea la main dans sa poche et en ressortit une lourde clé.
"La deuxième et dernière que je possède. Je vous la confie."
Il la glissa dans la main de son valet qu'il referma lui-même dessus. Puis il descendit la dernière marche de l'escalier. Il enfila son manteau, se retourna, ouvrit la bouche comme pour ajouter une dernière recommandation, puis la referma et cligna des yeux. Il offrit un dernier sourire à Alessandro avant de disparaître dans le froid de la nuit vénitienne.
*Je vous fais confiance, Alessandro Menatti.*
[Le Pont du Rialto]