La Prison

[Le Parvis de l'église]

Iago s'était permis de commenter en entrant que de toutes les prisons qu'il connaissait, celle de Venise était de loin la meilleure, et qu'il se permettait de féliciter la garde et le doge pour cette attention et ce soin remarquable porté à la bonne santé de ses prisonniers.
Sa phrase exacte se perdit dans les murs car le gardien avait fermé brusquement la porte.

Là, Iago resta un instant les yeux fermés. L'essentiel était de ne pas commencer à se souvenir. L'essentiel était de penser au présent. Penser, réfléchir, pour se distraire, pour ne pas se laisser envahir par l'angoisse.

Décidément, le monde était un bien mauvais monde, où l'on ne pouvait pas se promener à sa guise le soir, où l'on ne pouvait pas dessiner à sa guise le soir... Cela évidemment, n'était pas une révélation...

Iago frissonna. Sa tentative de diversion mentale et solitaire risquait de ne pas tenir longtemps. Il n'y avait aucune conviction. Les prisons avaient un effet assez néfaste sur ses capacités réflexives... Il se laissa tomber sur la couche dure et resserra la cape autour de lui.
Il était pour une fois vital de dormir, et surtout de ne pas se réveiller. Pas tant qu'il n'était pas temps de se réveiller.

Parce qu'il avait cette facilité là, de s'endormir quand il le souhaitait, où il le souhaitait, Iago sombra immédiatement dans un sommeil noir.

[Ca'Grazziano - la Roseraie]


Les geôliers pouvaient compter sur les doigts d’une seule main les rares fois où une dame s’était présentée à la prison. D’abord, une dame ne se permettrait pas d’aller visiter un prisonnier juste pour son bon plaisir. Une dame, de noble naissance ou encore bourgeoise, ne verrait que rarement son époux incarcéré. Les seules qui défilaient ici, étaient les femmes ayant commis un méfait.
De fait, aucune dame ne se présenterait un bon matin, affirmant qu’elle venait pour chercher un certain di Albizzi, ledit degli Albizzi n’étant nulle part mentionné sur les registres. Non plus qu'aucune femme ne vous soutiendrait en vous scrutant qu’il était bien un résidant de cette prison, vous faisant ressentir soudainement une très forte inquiétude du fait de voir une désagréable lueur dans ses yeux.

Et pourtant, c’est ce qui arriva à ces deux bougres. Annavera de Luca venait de se présenter à l’entrée de la prison sous les yeux effarés des geôliers. Calmement, avec un sourire empli de charme, elle expliqua le motif de sa venue. Iago degli Albizzi. Patiemment et avec une grâce incommensurable pour ces hommes n’ayant presque jamais vu de femme si belle en ces lieux. Ils auraient tout fait pour lui faire plaisir. Et surtout pour se soustraire à ses yeux si perçants. Tout fait pour ne plus sentir cette sueur glacée leur courir le long du dos.

Seulement ils ne trouvaient pas de degli Albizzi et Annavera commençait légèrement à perdre patience. Ayant pris possession d’une chaise, elle observa les deux hommes s’affairant sur les registres. Toujours rien.

« Et bien alors Leone, Titto ? Pourquoi z’êtes là ? Vous viendez pas jouer aux cartes ? Vous… Oh. » L’homme qui venait d’apparaître dans l’entrebâillement de la porte, s’était soudain tu en voyant la scène : ses deux compères visiblement en proie à une certaine angoisse.

« M’dame » salua-t-il. « J’peux quoi pour votre service ? C’est qu’une dame telle que vous n’a rien à faire dans un trou pareil ! »

Les deux autres lui jetèrent un coup d’œil apeuré.

« La dame cherche un homme inconnu de nos registres. » lui indiqua le dénommé Leone.
« Je cherche le Sinor Iago degli Albizzi. Je suis la Sinora de Luca et je suis mandatée par le Prince di Grazziano afin de le faire sortir d’ici. » précisa la jeune femme, une pointe d’impatiente dans la voix.

Les noms à particule eurent l’effet escompté, tandis que la mention du Prince les rendait plus dociles.

« Ah ! Mais c’est-y pas le p’tit monsieur que la garde nous a emmené cette nuit ? Oui je crois qu’il se nommait comme ça. Il traînait près de l’Eglise après le couvre-feu. Faut pas s’étonner. »
« Pouvez-vous le libérer s’il vous plaît ? » demanda Annavera.
« Pour sûr m’dame, il est juste dans les cellules à côté. »

Le gardien se dépêcha de faire ce qu’on attendait de lui, trop heureux de se soustraire à ce regard si vif. Prenant un gros trousseau de clefs, il fit jouer la serrure.

« Allez debout mon p’tit monsieur ! Il y a une dame qui est venue vous chercher ! » et d’ajouter plus bas : « Vous en avez de la chance, elle est rudement belle. »

Iago dormait. Et Iago n’aimait pas qu’on le réveille lorsqu’il dormait. Iago aimait encore moins qu’on le réveille pour dire des âneries. Il se contenta donc, sans changer son corps de place, de relever légèrement la tête pour dire d’un ton peu amène au geôlier :

"Dehors ! suppôt de Satan ! Ne troublez pas le repos des morts… et surtout ne troublez pas mon repos à moi. Surtout si c’est pour vous mettre à pratiquer une série d’adunata, d’impossibilia si le grec est tellement étranger à votre esprit vulgaire qu’il faille recourir à la noble langue de vos ancêtres si enlaidie de nos jours, rendue si abjecte par la pratique médiocre que des gens tels que vous en ont, d’impossibilia, je disais donc, des plus ridicules et pathétiques.

Je ne connais pas de femme qui veuille venir me chercher. Cela veut dire que cela n’existe pas. Et cela correspond tout à fait à ce que, visiblement pour ton malheur, tu ne sais pas des femmes. Paix à ton âme lorsque l’une d’elle t’arrachera le cœur pour le manger tout cru avec une sauce à la française.

Et si en plus tu dis qu’elle est belle, c’est que c’est une sorcière. Alors, va au diable avec elle ou confesse-toi, mais laisse-moi dormir, d’abord et avant tout…"

Sur cette définitive tirade, Iago resserra un peu plus prêt de lui le manteau qui n’était en fait pas le sien et se tourna ostensiblement vers le mur.
Les quelques autres hôtes de la cellule eurent un petit ricanement amusé. C’était toujours bien de renvoyer les geôliers comme ça.

Le geôlier, lui, resta un peu ballot à regarder la forme allongée et sombre, puis la belle dame à côté de lui.

La tirade l’avait amusée. Cet homme possédait un cynisme inné. Comparer les femmes aux sorcières était certes un manque de discernement, mais également la preuve d’une certaine aptitude à parler avant de savoir ce qu’il en est vraiment.

Le gardien lui jeta un regard craintif. S’il s’avérait qu’elle était vraiment une sorcière, il ne donnait pas cher de sa peau. Ne dit-on pas que le diable avait la beauté d’un ange ?

Seulement, cette sorcière-là n’avait pas la moindre envie de s’éterniser. Résolument, elle s’avança dans l’encadrement de la porte de la cellule. Balayant de son regard les occupants de la petite pièce, elle remarqua de suite la forme allongée et tournée.


« Et bien Monsieur, est-ce ainsi que vous accueillez ceux qui viennent vous délivrer ? Je savais que vous ne teniez pas en haute estime les femmes, mais vous entendre me traiter de sorcière m’amuse. Mais à vos dires, je crois qu’une femme n’est bonne qu’à faire souffrir les hommes. Comprenez que toute sorcière que je suis, je ne suis guère aimable quand il s’agit de s’éterniser… Je pourrai fort bien vous arracher le cœur pour le déguster avec une sauce à la française.

Et comme vous pouvez le constater de vos yeux qui vont s’ouvrir avec ébahissement dans quelques instants à la mention de celui qui m’envoie, je suis bien venue vous chercher vous, et vous seul. Mais si plaît à Dieu ou à Satan, comme vous le voulez, de vous tenir enfermez ici, alors restez-y. Je ne vous plaindrai pas.

De plus, il n’est guère convenable de paresser à une heure aussi tardive, fussiez-vous moqueur de la situation. Sachez donc, Monsieur degli Albizzi, que c’est le Prince lui-même qui m’envoie vous chercher. Il m’a d’ailleurs prévenue de votre mauvaise humeur. Soit dit en passant, j’en avais un souvenir prononcé.

Je disais donc, qu’il me serait agréable que vous acceptiez de sortir de cette cellule afin que je puisse vous ramener au Palais Grazziano. » conclua-t-elle.

Ah tiens, une voix de femme... Et des paroles de femme d'ailleurs. Iago soupira et s'assit sur sa paillasse, le visage enfoui dans ses mains, coudes résolument plantés sur ses genoux.

Il suffisait qu'une femme mette un pied dans la même pièce que vous pour que toute possibilité de repos disparaisse. Iago était réveillé maintenant. Malheureusement, très réveillé...
Quand elle eut fini de parler, Iago releva la tête.

"Savez-vous que vous me posez une série de cas de conscience très grave ?
Que dois-je vous dire ? "Ce n’est pas trop tôt" ou bien "J’aurai préféré que vous ne soyez jamais apparue" ?
Quelle attitude adopter ? Essayez de vous montrer point par point pourquoi ce que vous venez de dire est absurde ou bien abandonner devant l’ampleur de la tache ?
Finalement que faire ? Rester dans ce trou abject et obscur ou je serais assuré de ne pas vous revoir, ou vous suivre à l’extérieur ?

Vraiment, je ne sais pas… C’est tomber de Charybde en Scylla… "

Iago se frotta le menton qui commençait à être légèrement piquant du fait de l’absence de soins prodigués depuis la veille, réfléchissant sincèrement aux différents choix qui s’offraient à lui. Finalement il se leva et s’étira, un peu de paille coincée dans ses cheveux et sur son manteau.

"Bien, comme je suis parfaitement réveillé, et que je m’ennuie déjà, je pense que je ne vais pas rester ici. Et puis, je peux toujours vous abandonner dès la sortie de cette maudite bâtisse.

Car je peux vous assurer que, si Ugo vous a peut-être chargé, dans un moment d’inconscience coupable, d’accélérer ma sortie de ce charmant endroit, il ne vous a jamais demandé de me ramener au Palais Grazziano.
Notre bien aimé Prince est peut-être inconscient, mais il n’est pas idiot, lui, au moins…"

Il fit claquer légèrement ses talons et se plia dans une révérence comique devant les autres prisonniers.

"Messieurs, au plaisir de vous revoir… Etant donné que la ville de Venise semble ne pas aimer que les hommes se promènent en liberté, je pense avoir la joie de bientôt pouvoir converser de nouveau avec vous… Monsieur le Geôlier... souvenez-vous de ce que je vous ai dit, hein ?... "

Il s’arrêta devant Annavera et la regarda avec son éternel air ironique.

"Et bien, Madame, puisque vous m'avez si fort dérangé, je crois que vous me devez au moins une tasse de café au Florian..."

Sans attendre plus longtemps, il continua son chemin, de son étrange démarche, directement vers l’entrée où l’attendait son épée. Il la saisit avec un grand sourire un peu inquiétant pour le garde de faction, et sortit.

Là, il attendit. Il était difficile de savoir s’il attendait Annavera, pour se diriger avec elle vers le Florian ou de s’habituer de nouveau à la vive lumière du jour.

Enfin il daignait sortir de cette pièce. Non sans avoir trouvé un nouveau moyen pour être désagréable. Cela était sans nul doute prévisible avec un homme dans son genre. Avec un imperceptible soupir, elle le regarda passer et s’arrêter devant elle. Cet homme l’exaspérait. Mais alors vraiment au plus haut point.

« Ce sera avec plaisir, Monsieur » répondit-elle légèrement sarcastique. Puis il sortit, non sans avoir récupéré son épée. Dans un murmure, elle souffla au geôlier resté près d’elle :

« Faites attention à vous. Comme l’a si bien fait comprendre ce Monsieur, les femmes sont imprévisibles. »

La phrase était-elle destinée au gardien, ou à Iago lui-même ?
Rejoignant la salle de garde, elle suivit le même chemin que l’ex-détenu. Les deux cerbères lui jetèrent un coup d’œil craintif quand ils la virent. Après cet homme inquiètant, cette femme au regard implacable... Heureusement que tous les prisonniers n'étaient pas comme ces deux-là. Un soupir de soulagement accueilli son départ. Elle ne les avait même pas gratifié d’un regard.
Dehors, le soleil lumineux arrivait à faire oublier le froid mordant. Arrivée près de Iago, elle constata qu’il attendait. Mais qui ? Quoi ? Elle ?

« Puisque vous désirez tant une tasse de café, je vous l’offre. J’ai comme l’impression qu’elle vous sera fort utile… »

Faisant quelques pas en avant, elle se retourna. Toute trace d’exaspération avait disparue de son visage :


« Venez-vous ? »


[Le Caffé Florian]

Cette femme était bizarre. Elle n'était peut-être pas complètement stupide, puisqu'elle acceptait de lui offrir un café, mais en même temps... Et bien, pourquoi s'amusait-elle à terroriser les gens autour d'elle. Est-ce qu'il terrorisait les gens, lui ?

En fait... ce n'était peut-être pas la question à poser. Oui, il terrorisait les gens, mais il ne les terrorisait que parce qu'il leur faisait comprendre la triste vérité des choses. Ceux qui ne comprenaient pas, d'ailleurs, n'étaient pas du tout terrorisés, ils riaient. Les imbéciles.
Bref, tout cela n'avait absolument rien à voir.

Un peu perdu dans ces considérations de la plus haute importance, Iago ne réalisa pas tout de suite que la femme était sortie. Ce qui fait que lorsqu'elle se retourna pour l'appeler, il commença par une assez peu élégante interjection exprimant le manque de compréhension, qui ressemblait fortement à "hein ?"

"Ah ! le Florian ? Et comment ! Quelle logique m'habiterait si, après vous avoir suggéré l'idée, je refusais de la suivre ? Faites preuve d'un peu de bon sens parfois..."

Son ton avait été légèrement bourru, agacé de la question, tout en reconnaissant qu'il avait eu un réel instant d'absence.
Il reprit sa marche rapide pour franchir les quelques mètres qui séparaient le café de la prison.

[Le Café Florian]