Impasse des Figures

..

[La Roseraie]

La nausée le prit par surprise. Elle arrivait toujours un peu en retard, comme une réponse à l'émotion refoulée. Il n'était pas étonné de la sentir là, à rouler et marécager sous la surface, elle lui était familière. Son pas qu'il avait voulu calme afin de ne pas attirer l'attention au sortir de la roseraie se fit plus précipité au milieu de la foule. Par deux fois, il écarta violement de son passage un badaud qui ne bougeait pas assez vite.
Trop de mouvements, trop de bruit, la tête lui tournait.
Il chercha un endroit plus calme et n'en vit pas. Son regard se tourna vers la fontaine, l'eau glacée lui aurait été bénéfique mais il aperçut le groupe qu'il avait quitté plus tôt toujours en conversation et se détourna.

Ce qu'il cherchait se trouvait à quelques pas, l'entrée d'un labyrinthe propre aux secrets amoureux s'ouvrait juste là. Il s'y engagea, et bifurqua tout de suite à gauche. Quelques mètres dans la solitude des haies feuillues, une chambre de verdure suffisamment éloignée de l'entrée et il se laissa tomber sur un banc.
Penché en avant, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains, il s'évertua à respirer lentement pour faire refluer la nausée et se rendit compte alors du tremblement de ses mains.
Un rire acide monta dans sa gorge, qu'il ravala. Cette ville d'eau, trouble et dont les limites disparaissaient dans la brûme ne lui valait rien. Il ferma les yeux, un regard gris, aiguë, se substitua à celui, bleu et fixe qui s'était installé en arrière plan de ses pensées. Il aurait donné beaucoup à cet instant pour sentir le parfum de cuir ambré et la présence solide d'un certain aristocrate à son côté.

Une sensation désagréable lui fit relever la tête. Son bras brûlait, la blessure récoltée lors de l'affrontement se rappelait à lui. Il se dégagea de son manteau et tira sur la manche de son pourpoint pour examiner la coupure. Ce qu'il vit ne l'impressionna pas, à peine une estafilade. Trop peu pour lui causer de graves ennuis, suffisamment pour qu'il se souvienne de celui qui l'avait ainsi marqué.

Il se rajusta lentement. Un verre de vin aurait été apprécié, mais l'idée de retourner se méler au brouhaha de la foule lui parut juste au dessus de ses forces.
Encore un moment de solitude.
Il se doutait bien que les lieux ne resteraient pas déserts longtemps.
Juste une seconde encore.

[La petite allée aux lions de pierre]

La douceur d’une main avait happé Coriolano hors de sa flânerie pour l’entraîner dans une farandole endiablée. Il s’était laissé faire profitant de ce moment où il n’avait pas besoin de savoir où le conduisait ses pas, où la douceur froide d’une peau de roturière était la seule raison qui le poussait à suivre un chemin de rire, de lampions et de danse.

Il était heureux de pouvoir courir au milieu du labyrinthe au lieu d’être dans son bureau à organiser la gestion des terres de l’arrière-pays. C’était bien. C’était mieux. Mais… finalement, cela n’était pas assez.
A peine avait-il réalisé cela qu’il se dégagea doucement de la farandole et resta en retrait le temps de reprendre son souffle.

Il voulait plus. Plus que de se laisser guider par une main plaisante et de courir la tête libre. Plus que de se contenter de saisir ce qui passait devant lui, tête dans le vent. Il voulait plus, beaucoup plus. Insatiabilité de sentiment qu’il ressentait demandait qu’il aille plus loin. Qu’il provoque les ondes qu’il pourrait ensuite ressentir. Il voulait entreprendre de grandes choses pour pouvoir les vivre encore plus profondément.

Il regarda la danse s’éloigner dans les méandres du labyrinthe et fit quelques pas au hasard, expirant profondément pour achever de retrouver une respiration calme.
Et c’est là qu’il aperçut une figure familière parce qu’écarlate. Ce très cher Raffaele… Un rapide coup d’œil alentour lui permit de voir que Matteo n’était pas là. Soit semé par Raffaele, soit attiré par les rougeoiements de la fête sans doute…

Coriolano eut un petit rire pour lui-même et décida de faire connaître sa présence en s’avance d’un pas joyeux, talons foulant avec crânerie la neige déjà un peu passée.

"Mais n’est-ce pas là mon très cher petit frère ? Vraiment Raffaele, je suis très étonné de vous trouver ici, un endroit tout à fait désert et dénué de la vive compagnie qui vous entoure généralement.
Et surtout avec cet air… misérable. L’air d’un chat qui vient d’échapper de peu à la noyade pour être plus précis. "

L’aîné se demandait un peu à quel point il était loin de la réalité. Il n’y avait pas de compassion dans sa voix, mais une sorte d’intérêt bénévole, peut-être un peu curieux et amusé. Raffaele avait réellement un air étrange sur le visage. Peut-être même que ses mains tremblaient un peu et une de ses manches avait connu de meilleurs jours. Mais…

Coriolano était arrivé à la hauteur de son frère et s’installa sur le banc, dans une pose nonchalante, en arrière sur ses bras tendus, ses longues jambes étendues devant lui. Il ne ressentait toujours pas le froid. La course qu’il venait d’achever lui donnait même l’impression d’irradier la chaleur.

"Si cela peut vous intéresser, ou du moins, être une distraction pour vous, je peux vous annoncer deux choses. Une bonne et une mauvaise. Je peux même vous laisser le choix de l’ordre dans lequel vous voulez les apprendre."

Coriolano tourna un mi-sourire vers son frère. Désinvolte.
Finalement, Raffaele avait bien, comme il le souhaitait, à ses côtés, un parfum de cuir et une présence aristocratique. Mais le parfum était plus animal qu’ambré et la présence plus brûlante que solide. Rare sont les souhaits exaucés pleinement.

Un charivari de danses et de rires se répandit comme une trainée de poudre au long des allées du labyrinthe, arrachant Raffaele à ses pensées. Il frissonna, le froid humide s'insinuait sous ses vêtements, il était temps de bouger. Il allait se lever quand une silhouette se détacha dans la lueur des lampions qui l'auréolait de flammes. Le visage du jeune prince se ferma en reconnaissant l'intrus.

"Peut-être, Monsieur mon Frère, que ce qui vous apparaît comme un air misérable n'est autre que l'expression de ma déception. J'avais sans doute à tort imaginé que Venise réservait mieux que ces divertissement populaires. Mais je suis jeune et naïf puisque vous-même, qui êtes l'expression de la sagesse, semblez trouver tout ceci à votre goût. Vous voici le teint aussi cramoisi que celui d'un homme de peine"

Le ton était désabusé et non exempt de mépris.

"J'avais espéré un peu plus.. d'élégance dans le divertissement. Voyez..." Ayant surpris le regard de Coriolano sur sa manche, il la lui présentait avec une petite moue boudeuse ".. on m'a bousculé si fort que j'en ai arraché ma manche à la pointe d'une balustrade." Il secoua la tête d'un air désolé. "Ceci n'arrive pas quand la société que l'on fréquente est mieux choisie."

Raffaele prit soudain conscience de la désinvolture affichée de son ainé. Cela n'était pas habituel. Pour autant qu'il s'en souvienne, Coriolano avait toujours observé une attitude réservée, discrète et sobre. Quelque chose avait changé que Raffaele n'arrivait pas à cerner, une impression vague mais dont il ne pouvait se défaire. Voici qu'on lui promettait des nouvelles, allons, cela serait toujours quelque chose.

"Des nouvelles. Je suis bien sûr que vous mourez d'envie de vous en débarrasser; mais pourquoi venir à moi ? N'y a-t-il personne dans cette foule qui serait heureux d'entendre vos confidences ?"

Un soupir d'ennui, accompagné un regard las.

"Allez, puisque vous ne pouvez refréner cette envie d'annonce qui vous ronge. Commencez par ce que vous considérez comme désagréable, cela me laissera toujours le loisir de refuser d'entendre ce que vous estimez heureux."

Aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, Coriolano n’avait jamais eut d’autres types de conversation avec son frère. Peut-être quand Raffaele était encore un enfant, avaient-ils échangé autres choses que des remarques désobligeantes sous un couvert de politesse ? Mais à l’époque c’était lui, sans doute, qui ne cherchait pas à adresser la parole à celui qui n’était qu’un gamin.
D’habitude, Coriolano prenait un air indulgent et amical pour répondre, en les ignorant, aux piques de Raffaele. Là, il se contenta d’un sourire froid.

"Ne vous donnez pas une importance plus grande que celle que vous avez, Raffaele. Vous savez très bien que je ne perdrais pas mon temps à vous chercher. Vous êtes mon frère, c’est tout. Mais parce que vous l’êtes, les affaires de famille vous concernent aussi.

Vous serez donc sans doute extrêmement peiné d’apprendre que j’ai été appelé d’urgence au chevet de Vincenzo d’Ambrosio, père de notre mère, et qu’il a rendu l’âme dans l’après-midi."

Coriolano fut lui-même surpris de se sentir un brin de tristesse à l’idée de ne plus jamais revoir le vieillard. Mais après-tout, il était le seul qui lui permettait de courts instants de liberté, et cela méritait toute sa gratitude. En même temps d’Ambrosio, par sa mort lui donnait une liberté définitive et Coriolano se devait d’être plus reconnaissant que triste.
Il réajusta machinalement le jabot qu’il porterait noir le lendemain et continua d’une voix légèrement ironique.

"Surtout, ne vous inquiétez pas. Il ne vous a rien laissé qui puisse vous créer des obligations… A vrai dire, il ne vous a rien laissé du tout, vous n’apparaissez pas dans son testament. Mais vous n’en attendiez pas moins, je suppose."

Un haussement d’épaule exécuté avec nonchalance et Coriolano se leva pour s’étirer délicatement.

"Bien. Voulez-vous maintenant la partie heureuse des aventures familiales ? Enfin, heureuse… elle pourrait très bien être tout aussi désagréable si l’on veut être honnête. Cela… Je ne le sais pas encore."

Que tentait donc de démontrer Coriolano ? Une supériorité de rang qui lui était de toute façon acquise par la naissance ? Dieu que cela était vain et sans éclat.
Un soupir accompagné d'un regard las fut ce que Raffaele arriva à produire de plus enthousiasmé et intéressé par la nouvelle.

"Devrais-je marquer un quelconque étonnement à cette annonce ? Vous êtes l'ainé et, que cela m'agrée ou non, vous seul serez toujours héritier des honneurs et des biens. Et ce quel que soit votre mérite."

Le prince s'était levé et s'étirait. Raffaele détourna les yeux, il s'ennuyait trop pour que cela soit possible à ignorer. Non qu'il se soit attendu à une révélation exaltante, mais le ton fat, l'attitude désinvolte qui lui semblait fabriquée de toute pièce, l'exaspéraient. Comment pourrait-il jamais montrer un soupçon de considération à cet ainé qu'il voyait comme un fantoche.
Qu'elles étaient les ficelles à tirer pour que le pantin sans âme s'anime ? Où se cachaient la passion et la violence des sentiments ? Lui étaient-elles seulement connues ?
Lui, que les émotions faisaient se tordre ou hurler, que les désirs difficilement contenus jetaient contre tous les murs, ne pouvait comprendre qu'issus du même sang, ils soient si dissemblables.

L'effort qu'il fit pour montrer une bribe d'intérêt lui fit presque grincer les dents.

"Je vous écoute, parlez-moi donc avec chaleur de cet événement tellement extraodinaire qu'il fait hésiter votre balance si bien étalonnée entre bien et mal."

Le froid se faisait plus âpre, il resserra son manteau. L'envie de se tenir là était passée, la fête ne lui plaisait pas, il était temps de vider les lieux.

Soupir, lassitude, ennui. Pourquoi était-ce là les seules émotions que Raffaele montrait face à lui ? Parce que ce n’était pas son vrai caractère. Coriolano l’avait assez observé, jalousement et de loin, pour savoir que Raffaele était plus que vivant. Combien de fois l’avait-il regardé faire ce qui lui plaisait, dehors, alors que lui-même était enfermé dans la bibliothèque à réviser l’histoire de la famille ? Combien de fois avait-il senti l’envie lui mordre le cœur alors que Raffaele bousculait les invités agaçants, lui-même étant obligé de sourire poliment et de demander pardon ?
Mais ce Raffaele là n’existait pas devant lui. Il disparaissait pour faire place à quelqu’un de terne et d’ennuyé. Mais pourquoi ne suscitait-il que l’ennui de Raffaele ? Pourquoi n’était-il capable de ne voir que sa lassitude ? Comme s’il ne méritait rien d’autre.
C’était… humiliant.

Voilà, maintenant il avait froid. Raffaele était un blizzard glacé qui gelait et tuait le moindre de ses plaisirs. Il n’y avait qu’à voir comme des années d’éducation reprenait peu à peu le contrôle. Un geste élégant de la main, pinçant légèrement le haut de son nez lui donnait l’air légèrement blasé de quelqu’un qui a l’habitude du ton grinçant de son frère, alors qu’il ne faisait que retenir un éternuement. Il avait sinon gardé un visage calme et vaguement amusé qu’il avait toujours. (L’ombre d’un instant, quelque chose dans son esprit lui souffla qu’avec un tel comportement il ne pouvait récolter que de l’ennui, mais cela fut immédiatement balayer. C’était de la faute de Raffaele. Tout était toujours de sa faute.)
Il ne voulait pas que Raffaele sache à quel point il l’énervait. Que Raffaele sache qu’il était jaloux.

Basse vengeance, mesquine vengeance, lorsque son frère eut parlé, Coriolano se retourna avec un de ses sourires qui, il le savait, irritait les personnes d’action et de cœur, parce que c’était un sourire gentil et plat, un sourire sans signification.

En fait, c’est forcément une bonne nouvelle… Notre sœur attend un enfant ! Vous voilà tout informé. Je rentre. Ne tarder pas trop, les portes seront fermées…

Coriolano se détourna et partit comme s’il n’y avait plus rien d’intéressant à faire là. Mais bien sûr, il le savait, lui. C’était une fuite.
Lâche, mesquin, trouillard, amère, jaloux… autant d’injures qu’il se lançait à lui-même. Et qu’il méritait. Et cela aussi était humiliant.

Raffaele ramenait toujours le pire en lui. Coriolano le détestait. La vie était injuste. Même quand il pensait être libre, il suffisait de croiser Raffaele pour savoir qu’il ne l’était pas et qu’il ne le serait jamais.
Raffaele était une épine plantée entre ses côtes qui piquait son cœur dès qu’il le voyait. Rien que sa naissance était en trop. Si seulement il pouvait s’en débarrasser… Pas juste le renvoyer chez son père, sans débarrasser complètement. Peut-être qu’enfin, dans un monde sans Raffaele, il trouvait quelque chose d’agréable.
Un monde sans Raffaele…

[Ca Grazziano – Ellipse]