Allée de Trêfle

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[L'Allée centrale]

Un homme ivre. En d'autres termes, pas en position de lui reprocher quoi que ce soit. Cette simple pensée rendait la comtesse légère, et elle avait, sans éprouver la moindre honte, glissé son bras autour de celui de Demetrio, la malice flottant toujours sur son visage. Elle lui jetait parfois quelques furtifs coups d'oeil, alors qu'ils se dirigeaient d'un pas lent vers l'Allée de Trèfle et s'amusait presque de son état déplorable, cette fois-ci avec quelque sentiment de culpabilité. La musique, qui leur parvenait encore, agitait ses doigts sur l'avant-bras de son compagnon, et elle déclara d'une voix claire, tout en contemplant distraitement des figures inconnues :

« J'espère que vous saurez assumer vos actes, monsieur Catanei, et mieux encore, les rattraper. Ah ! L'avez-vous vue, cette pauvre demoiselle Visconti... »

Si elle remuait le couteau dans la plaie ? Peut-être, certainement. Cependant, elle ne laissait transparaître aucun signe de peine, bien qu'elle s'était un peu inquiétée pour la baronne. Par principe plus qu'autre chose, elle sermonnait le jeune homme, et cela se ressentait fortement dans le ton de sa voix. Elle renchérit pourtant, sans manquer de lui adresser un sourire qu'elle voulut rassurant :

« Ce que je veux dire, c'est que vous plonger dans l'alcool n'était pas forcément la meilleure solution... Vous devez savoir que bien d'autres moyens existent pour tirer quelconque amusement d'un événement, populaire ou non, comme par exe... »

Son sourcil s'était progressivement haussé, alors qu'elle suivait attentivement du regard deux personnes qui s'égaraient dans une sorte d'étreinte pour le moins mouvementée. Inutile de préciser que l'idée d'une danse ne l'effleura pas une seule seconde et, s'éclaircissant la gorge, elle reprit :

« Hm... Moui... Oubliez. Quoi qu'il en soit, vous devez déjà assez regretter comme cela et la demoiselle Visconti semble s'être totalement remise de ses désagréments. »

Brunilde venait de la reconnaître, elle et un autre homme qu'elle ne connaissait pas avaient pris repos sur un banc. Et... Bloquant fermement le bras de Demetrio sur son côté, elle le força à s'arrêter, alors qu'un éclat rouge illuminait son oeil. Elle ne savait pas qui il était non plus, mais l'avait aperçu plus tôt... Restituant une dague, lui semblait-il... Haussant les épaules, la comtesse reporta son attention sur Demetrio :

« J'ai cru comprendre que vous connaissiez la demoiselle Visconti ainsi que la comtesse Accorti ? »

[L'Allée Centrale]

L’exaltation avait fait place à l’accablement, qui était désormais remplacé par un entredeux mouvementé. Traverser la foule bigarrée n’était pas de tout repos et sans le concours de la Comtesse, ses pas incertains auraient sans doute dévié vers quelque plate-bande ou coin de verdure inoccupé afin d’y terminer cette tumultueuse soirée. Fort heureusement, le bras de sa compagne le prévenait de commettre un nouveau faux pas et ce fut avec un soulagement certain qu’ils s’éloignèrent de la bousculade pour se dérober aux regards, au bruit assourdissant et aux lumières par trop éblouissantes.

Demetrio n’avait pas fait attention à l’expression de la jeune femme, concentrant ses efforts sur ce bras qui le guidait et ses jambes titubantes, et fut donc pris de surprise, une fois encore, par ce que reflétaient ces yeux verts. Éprouvé comme il l’avait été par la nuée, il en avait oublié jusque la raison pour laquelle il avait suivi cette illustre inconnue dans un endroit aux confins de la décence, raison qui lui revenait en mémoire à l’instant. Il dodelina de la tête au rythme de ces doigts délicats qui tapotaient son avant-bras, approuvant le tempo qui lui était imposé, à défaut des paroles qu’on lui lançait et auxquelles il peinait à trouver un sens. Après un certain temps, il réalisa qu’il lui faudrait inévitablement répondre aux propos de son interlocutrice, cette procédure si ennuyeuse d’une conversation.

« Les r… rattraper. Oui. Évidemment… mais vous savez, la Baronne… Mes actes, je ne crois pas que… mais je… je me rattraperai, bien entendu. »

Sa main se perdit dans sa chevelure de jais, autrefois sagement coiffée, avant de venir couvrir à demi son visage. Les yeux fermés, il s’escrima à comprendre ce qu’on lui disait, d’abord, et à formuler une poignée de phrases dignes d’intérêt, ensuite.

« Je crains que… qu’en vérité, l’alcool ne soit jamais la solution. Je ne sais trop ce qui m’a pris, veuillez m’ex… m’excuser encore une fois. »

Un soupir s’échappa de ses lèvres entrouvertes, son mal de tête se manifestant de façon fulgurante à l’intérieur de son crâne.

« Soyez certaine que… mes amusements diffèrent habituellement de ce genre de… de malencontreux débordements. Je… J’avais déjà conscience des effets de… du vin sur mon caractère, la raison pour laquelle je me suis conduit comme un… un parfait imbécile, voilà, m’échappe. Mais ce ne serait pas la première... La première chose qui m’échappe. Vous… vous comprenez? »

Sa main fine découvrit à nouveau sa figure à l’air découragé et il ouvrit les yeux pour les poser sur la Comtesse, lui souriant chaleureusement.

« Je suis… en plus de ne pas supporter l’alcool, vraisemblablement, je suis parfois difficile à suivre. Moi-même, je le réalise… mais enfin, mes amusements. Je ne sais ni boire, ni m’exprimer avec éloquence, mais je sais jouer du violon. Et ne croyez p… pas que je vous annonce ce…cela afin de me rattraper, s’empressa-t-il d’ajouter. C’est qu’il m’apparaît que je m’apitoie et, s’il y a une chose que je déteste, c’est la pitié, en plus de ne savoir ni boire, ni m’exprimer, alors il m’apparaît que présenter un aspect honorable… ou plus ou moins honorable, si vous ne tenez pas les arts en haute estime, ce que je serais en mesure de comprendre… donc, de présenter un aspect honorable de ma personne. Non pas que je souhaite bien paraître devant vous, mais il m’apparaît que vous êtes bien bonne envers moi et qu’il me faudrait vous fournir une raison de le faire. Une raison valable. Parce que jusqu’ici, je ne vous ai pas montré grand-chose de valeur. »

Il se tut. Le souffle court. Avec plus rien à ajouter à cette diatribe confuse, brouillonne, à l’image du cours de ses pensées. Sauf peut-être… une réponse à la question qui lui avait été posée.

« La Baronne, la Comtesse. Je les connais. Oui. »

Immobile, il prit compte qu’il faisait à présent face à son interlocutrice, que la distance entre eux s’était curieusement réduite, qu’ils se trouvaient tous deux dans un endroit à l’abri des regards et aux confins de la décence, et la raison pour laquelle il s’y trouvait lui apparue plus clairement que jamais.

Les yeux à demi-clos, Brunilde avait écouté Demetrio sans l'interrompre. Même lorsqu'il évoqua son talent de musicien, seul un faible sursaut secoua son corps et chaque son qu'elle aurait pu émettre mourut silencieusement dans sa gorge. A mesure qu'il parlait, la comtesse réfléchissait : quel comportement adopter ? S'amuser alors qu'il s'emberlificotait toujours un peu plus dans ses explications ? Le faire taire absolument ? Peut-être un peu des deux...

« Monsieur... »

Dernière réponse de l'homme. Courte. Très courte. « Je les connais. Oui. », elle s'était attendue à davantage de renseignements, mais préféra l'épargner au vu des efforts qu'il venait d'accomplir. Elle ne devait pas oublier son état. Et surtout, surtout... Elle devait surveiller cette distance qu'elle s'était plu à réduire presqu'inconsciemment... Elle jura par ailleurs que lui aussi s'était approché d'elle, juste un peu, en fait, juste ce qu'il fallait.
Lui rendant son sourire, Brunilde reprit lentement :

« Je vous suis parfaitement, monsieur, soyez-en assuré. Sachez également que je tiens les arts en très haute estime, ceci depuis ma plus tendre enfance, et puisqu'il s'agit de montrer un aspect honorable de votre personne, nous pourrions très bien nous rencontrer à nouveau afin que vous me montriez l'étendue de votre talent... Qu'en dîtes-vous ? »

Le sourire de la comtesse s'élargit, ses yeux se mirent à pétiller étrangement alors qu'un rire cristallin lui échappait :

« Pas dans cet état, naturellement. A vous écouter, et pardonnez-moi ma franchise, il ne me vient à l'idée que de vous faire taire, peu importe comment. »

Peu importe comment... Ces mots résonnèrent plusieurs fois dans ses propres oreilles. Associés à ce minuscule espace qui subsistait encore entre eux, ils devenaient même lourds de sens. Sans vraiment comprendre pourquoi, son coeur fit un bond dans sa poitrine et à la place du soulier qui frottait légèrement le sol pour s'éloigner, il y eut un bruissement d'étoffe ; ses deux mains s'élevèrent, secrètes, les manches pagodes dissimulaient ce qu'il était défendu d'apercevoir.

« Et d'ailleurs, avant que vous ne continuiez... »

Sur la pointe des pieds, regard voilé... Les lèvres de la comtesse dévorèrent impitoyablement cette distance qui les séparait de leurs jumelles. Jumelles avec lesquelles elles se montrèrent plus courtoises, leur offrant, sans pourtant la leur imposer, une douce étreinte.

Le point d’orgue était sans doute la figure de silence préférée de Demetrio. Elle suspendait la musique, se dérobait aux règles strictes du tempo pour étirer comme raccourcir une pause bienvenue suite à une grande envolée, c’était le souffle qu’on reprenait après un trop-plein de beauté ou celui qu’on retenait avant de s’élancer à nouveau. Et c’était donc avec plein de ravissement qu’il prêtait oreille au discours de sa compagne, qui marquait de délicates interruptions à la fin de chaque phrasé, attirant irrésistiblement le musicien et lui insufflant le désir d’entendre les prochaines mesures.

Monsieur, qu’en disait-il? Rien. Briser un silence était la pire des incorrections et pour rien au monde il n’aurait profané cet instant sacré. Le faire taire, peu importe comment? Un sourire éclaira son visage à ces mots. Il n’avait jamais demandé qu’à se taire et écouter, ce soir-là, davantage encore, avec son esprit embrumé et ce concert qui lui était donné. Son regard gris réussit à se fixer sur la comtesse et il lui sembla soudain que celle-ci s’était rapprochée un peu plus, si cela était possible… À moins que cela ne fût un autre des effets de l’alcool, qui altérait sa vision, affectait ses sens et modifiait sa perception de des distances?

Demetrio s’interrogeait encore sur la question lorsqu’il remarqua deux mains s’avançant jusqu’à son visage. Avant qu’il ne continue? Il eut à peine le temps de cligner des yeux avant qu’une bouche ne scelle la sienne et que ses bras, d’instinct, encerclent une taille fine. C’était possiblement l’un des seuls traits qu’avait pu lui léguer son géniteur. On pouvait croire que sa timidité naturelle devenait pudibonderie, une fois une femme sur les bras. Pourtant, les choses de l’amour se rapportaient pour lui à jouer d’un instrument. Ne suffisait que passion et abandon. La volupté était le langage des corps, autrement plus authentique que le badinage de salon, et il en usait avec plus d’aisance et de raffinement qu’il le faisait avec la parole. Il avait connu des femmes pareilles à des harpes, vibrant à chaque corde pincée, si on en possédait la virtuosité nécessaire. Qu’en serait-il de Brunilde? Pour le moment, il la sentait menue, taquine, flûtée ; un piccolo qu’il lui faudrait manier avec moult doigté.

Ses lèvres se portèrent à l’oreille de sa vis-à-vis, dans sa voix, un compliment plutôt qu’une remontrance :

« Cruelle… Abuser ainsi un homme ivre… N’auriez-vous pu me faire taire plus tôt? »

Un gloussement et une exclamation étouffée lui indiquèrent qu’ils n’étaient plus seuls. Il tourna son regard vers la haie les séparant de la Chambre des Valets. Au dehors du labyrinthe, les festoyeurs commençaient à rentrer chez eux. La soirée était déjà fort avancée, il ne se sentait pas d’humeur à la terminer seul, mais il était loin d’être certain de la valeur du baiser qu’on lui avait accordé. Son expression se fit interrogatrice et sa main vint enserrer celle de sa compagne, sans réaliser son erreur.

« Me ferez-vous garder le silence plus longtemps ou… en avez-vous… Me faites-vous disposer à présent? » reprit-il avec douceur.

Surprise, agréablement surprise. De sentir ces bras autour de sa taille, de sentir ces lèvres sur les siennes. Demetrio n'avait pas cherché une seule seconde à la repousser, et bien que se faire refuser fut pour elle inconcevable, elle se demanda tout de même quel genre d'homme il était. Maladroit, à première vue, ivre, en ce cas précis, et... ? doté d'une assurance évidente dans certaines circonstances.
Brunilde sourit lorsqu'il lui susurra quelques mots à l'oreille :

« Je saisis l'occasion lorsqu'elle m'est donnée, à vous alors de faire en sorte qu'elle arrive vite. », elle haussa les épaules, les yeux plus que jamais éclatants d'audace, « Et puis... Abuser, voilà un bien grand mot ! Je n'ai fait que rompre le charme dans lequel cet homme vous a plongé..., elle arqua un sourcil, ou peut-être l'ai-je perpétué à ma manière ? »

Sourire malicieux sur les lèvres, elle suivit le regard de Demetrio. Les gens rentraient, beaucoup d'entre eux semblaient très éméchés et menaçaient de se retrouver face contre terre à chacun de leurs pas. Si elle n'avait pas arraché le musicien à ce monsieur Adorasti, il serait sans doute en train de lutter comme ces personnes-là pour garder un tant soit peu d'équilibre. Autant dire qu'elle pouvait lui donner raison : comme elle était bonne envers lui !
Elle reporta son regard sur Demetrio alors qu'il capturait sa main. D'abord une expression indéfinissable, peut-être suivie de quelques rougeurs, jusqu'au rire qu'elle tenta d'étouffer :

« Je suis fatiguée... Mais seulement de ce bal. », ce qui voulait tout dire. Sans prévenir, son coeur se remit à battre la chamade, alors qu'elle se demandait jusqu'à quel point elle pourrait être sans scrupule. Quelque chose au plus profond d'elle, qu'elle se sentait tout simplement incapable d'arrêter dans sa course folle. Dégageant sa main de l'étreinte de Demetrio, elle prit son bras sans attendre, tout en désignant la sortie du labyrinthe :

« Disposons, voulez-vous ?, elle baissa légèrement les yeux, puis les releva. Plus la moindre marque de malice, rien d'autre que du sérieux, afin de ne laisser aucune place au doute, tous les deux... ensemble. »

Elle le tira faiblement, mais s'arrêta, tentant de lui faire comprendre par ce geste qu'il était cette fois-ci maître de la marche.