Allée de Pique

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[Allée Centrale]

Elle souriait, charmante et rose de plaisir. Il allongeait le pas, pressé de n'être plus au centre du jardin.

Quelle idée étrange l'avait poussé à engager cette relation ? S'il en savait toujours les raisons, il peinait à se remémorer les circonstances.

Une promenade qui l'avait amené au Rialto, la boutique d'un horloger. Il entrait admirer les montres, elle en sortait, tenant contre elle la pendulette que son maître avait donné à réparer. Il n'avait remarqué que la livrée tout d'abord, Adorasti. Il se souvint s'être dit, alors qu'elle s'éloignait et qu'il ne restait que son reflet dans la vitre, que les servantes de la maison adverse étaient plus accortes que celles qu'il avait croisées chez son frère. Une seconde rencontre, une semaine plus tard, chez le bottier. Elle était entrée tandis qu'un apprenti lui montrait des peaux et qu'il ne savait se décider entre la souplesse incroyable d'un agneau et un cuir espagnol luisant comme l'enfer. Son jupon avait frôlé sa jambe, son coude sa manchette de dentelles. Elle avait souri sans baisser les yeux quand il avait plongé son regard clair dans les yeux verts. Il avait demandé son avis, elle avait ri en désignant au boutiquier une paire de boucles d'argent dans une vitrine et avait demandé à son tour s'il préférait l'apparence ou le contact. "Pour me faire une idée de votre goût en matière de cuirs" avait-elle ajouté. Il avait aimé la pétillance de son regard sans détour. Ces Adorasti méritaient qu'on s'y attarde, décidément. Quelque chose avait germé dans son esprit, bien plus tard, et les rencontres suivantes avaient été provoquées. Jusqu'à ce rendez-vous.

Le labyrinthe s'ouvrait devant leurs pas, le jeune prince se tourna vers sa compagne et ayant respiré la rose, la fit jouer entre ses doigts gantés de rouge.

"C'est une bien jolie chose en effet que cette fleur, mais n'est-elle pas terne au bout de mes doigts ? C'est sans doute qu'elle n'est pas pour moi. C'est à votre main qu'elle est destinée, vous qui êtes si lumineuse."

Dieu du Ciel ! Avait-il vraiment prononcé ces mots ? Il faillit éclater de rire devant tant de niaiserie. Sa bouche s'étira d'un sourire qui passa pour espiègle et il tendit la main vers Gabriella.

"Perdons-nous, voulez-vous ?"

Quelques pas encore, ils franchirent plusieurs chambres de verdure jusqu'à se trouver tout à fait seuls dans l'allée de Pique. Un banc de pierre était là, enchassé dans les buis, qui les attendait.

[Allée Centrale]

Son coeur cognait contre sa poitrine et le sourire ne semblait plus vouloir quitter ses lèvres. Ces rendez-vous avec ce monsieur Scaligeri la rendait fébrile et elle adorait cela pour lui permettre de laisser un peu de côté son dur travail au palais Adorasti et se changer les idées.

Ils arrivèrent à l'entrée du labyrinthe et y entrèrent ensemble. Gabriella regardait autour d'elle mais ne se forçait pas à prendre des points de repère. Un labyrinthe n'était plus un labyrinthe si on ne s'y perdait pas.

Gabriella apprécia la pirouette verbale de Raffaele pour répondre à sa question sur la fleur mais au lieu de rosir de plaisir sous le compliment, la jeune servante partit d'un grand rire.

"Monsieur Scaligeri, ne vous forcez pas à dire des compliments que vous ne pensez pas... Moi lumineuse dans un vêtement gris anthracite, voyons..." dit-elle en le regardant.

Le sourire en coin, le regard rieur, elle vint cueillir la fleur entre les doigts de Raffaele et porta les pétales à son nez pour en respirer le parfum.

"Mais j'apprécie votre galanterie." ajouta-t-elle en tendant la main à son tour pour la poser au creux de la sienne.

"Soit, perdons-nous." dit-elle en l'accompagnant entre les allées, le coeur léger et les yeux pétillants de gaieté. Ils s'arrêtèrent dans une allée déserte. La verdure qui les entourait donnait une ambiance particulière au lieu qui lui plut beaucoup.

"Voici donc l'intimité dont vous parliez. Je confirme qu'elle ne m'effraie pas et que je la trouve au contraire appropriée à l'instant." dit-elle en s'approchant du banc pour s'y asseoir sans avoir lâché la main de Raffaele.

"Lumineuse, vous l'êtes pourtant, et le vêtement que vous portez n'y peut rien changer."

La jeune femme s'était assise sur le banc de pierre sans lacher sa main, il la rejoignit et, ne la quittant pas du regard lui sourit.

"Je suis bien heureux de la confiance que vous m'accordez. Je tacherai toujours de m'en montrer digne et s'il arrivait que je vous déçoive, faites-le moi savoir sans détours."

Il resta un instant silencieux et détourna le regard, comme géné de ce qu'il allait dire.

"Savez-vous que je suis très soucieux. J'ai entendu de nombreuses histoires concernant les gens de maison. Oh, je ne doute pas que le Prince Adorasti veille au bien être de ses serviteurs, cependant..."

Il releva la tête et serra la main fine qu'il tenait toujours. Son regard inquiet plongea dans les yeux verts.

"Dites moi votre quotidien, racontez-moi comment l'on vous traite. Les exigences de vos maîtres ne sont-elles pas trop pesantes ?"

Il se mordit les lèvres.

"Vous devez me trouver bien maladroit d'aborder un tel sujet et vous auriez sans doute raison, l'heure voudrait que nous prenions plaisir à la compagnie l'un de l'autre. Mais je ne puis taire plus longtemps mes inquiétudes."

Serrant sa main plus fort entre les siennes, il se pencha vers elle.

"Me comprenez-vous, Gabriella ?"

Gabriella baissa le regard en souriant quand Raffaele confirma son compliment. Cela lui fit penser à son père. Elle était encore toute petite mais elle s'en souvenait très bien. Il lui avait souvent dit la même chose, probablement grâce à ses cheveux blonds dorés, un blond que beaucoup des servantes Adorasti lui enviaient d'ailleurs. Et pourtant, ils n'étaient pas encore aussi blonds que ceux de Raffaele.

"Alors je suis à votre image monsieur Scaligeri, car si je suis lumineuse, vous, vous êtes éclatant." dit-elle avec un sourire aimable.

Elle hocha la tête à sa confidence et retint ses paroles dans un coin de son esprit en espérant que cela n'arriverait jamais.

"Quant à moi je suis heureuse de l'attention que vous m'accordez. J'avoue avoir été surprise au début, peu de gentilshommes s'intéressent aux domestiques généralement..."

Le visage de Danilo se fit rappeler à ses bons souvenirs et Gabriella sentit ses joues prendre un peu de couleurs.

"Mais passer outre l'étiquette est le fruit d'une liberté d'esprit que j'apprécie particulièrement. Ne vaut-il mieux pas se fier à la noblesse de coeur plutôt qu'à celle de naissance après tout ?" répondit-elle.

Puis il sembla soucieux. Elle sentit sa main serrer la sienne et son regard inquiet chercher le sien. Gabriella écouta attentivement la cause de son tourment et l'apaisa d'un sourire avant de répondre.

"Vos inquiétudes sur ma condition me flattent mais je puis vous rassurer immédiatement. J'ignore comment cela se passe dans les autres maisons mais au palais Adorasti nous n'avons pas à nous plaindre. Le prince Adorasti a beaucoup de respect envers ses gens de maison et il n'a pas de caprice. Ses exigences sont toujours utiles. Le travail n'est pas insurmontable si l'on est consciencieux. Certains hôtes son désagréables mais cela est sans grande importance."

Gabriella regarda Raffaele, leur main se tenant toujours, et ajouta.

"J'ai assez parlé de moi, parlez-moi un peu de vous. Je ne sais que si peu sur vous et je brûle d'envie de connaître votre vie."

"Vous raconter ma vie ne vous amuserait guère, je n'ai vécu aucune aventure extraordinaire, ni même voyagé beaucoup. Je mène la vie simple et sans originalité d'un fils de famille. En fait..."

Il lacha sa main et se leva pour faire quelques pas. Qu'allait-il bien pouvoir lui raconter ? Il n'en avait pas la moindre idée. Et cette main invisible qui broyait son estomac, lui coupant la respiration par à coups. Il fallait trouver une fable, vite très vite.

"Je suis arrivé à Venise il y a peu de temps, avant cela je vivais au sud de Rome." Pas vraiment un mensonge, n'est-ce pas. "Mais vous savez comment vont les choses, j'ai eu envie de voir plus loin et Venise avait une telle réputation de splendeur que j'ai voulu contempler tout cela de mes propres yeux. Par bonheur, j'avais des parents ici qui m'ont accueilli avec générosité. Et voici qu'à la beauté du lieu." Il revint vers elle, tout sourire "s'ajoute la grâce de votre rencontre. Je suis comblé".

Maintenir à tout prix la flamme dans le regard, sourire et être charmant. Quelle heure pouvait-il bien être ? Il perdait la notion du temps, ça n'était pas la première fois. Il rattrapa son regard juste avant qu'il ne se perde dans le feuillage derrière Gabriella. Pas maintenant !

"Avez-vous de la famille, ici à Venise ?" Il baissa la tête, comme intimidé et la releva pour fixer ses yeux clair sur le joli minois. "Sans doute avez-vous une attache... particulière... Peut-être même êtes-vous promise ?"

Sa voix se brisa sur le dernier mot. Cela aurait pu passer pour de l'émotion s'il n'avait vacillé et avait dû tendre la main pour chercher l'appui du banc. Ses jambes le trahirent et son genou rencontra violemment le sol. Une explosion de lumière l'aveugla tandis qu'un frisson glaçait son dos trempé de sueur.

Le temps parut suspendre son cours, il avait conscience du regard de la jeune femme sur lui. Il lutta et se redressa pour se laisser tomber un peu lourdement sur le banc.

"Pardonnez-moi, je souffre d'une terrible migraine depuis ce matin et la lumière est si forte cet après-midi." Sa voix était rendue haletante, comme s'il avait couru. "J'ai entendu beaucoup de bien d'un apothicaire qui se tient au Rialto mais j'étais si pressé de vous rejoindre. Je crains que l'émotion n'ait eu raison de moi."

Il tenta un sourire mais ne réussit qu'à produire une grimace pathétique alors qu'une violente nausée l'empêchait de continuer.

Gabriella ne put retenir une moue discrète lorsqu'il lui assura qu'il n'y avait rien dans sa vie qui vaille la peine d'être raconté. Cependant elle ne dit rien, l'écoutant parler patiemment. Elle le suivit des yeux lorsqu'il lâcha sa main pour faire quelque pas. Elle aurait aimé encore sentir son contact, sa main dans la sienne et sa présence tout proche d'elle. Que ce sentiment était agréable !

*Qu'est-ce qu'il est beau...* soupira-t-elle, un sourire rêveur aux lèvres.

"Rome vraiment ? C'est également la ville d'où je viens !" s'exclama-t-elle, ravie de se trouver un point commun avec Raffaele.

Son sourire se fit charmé, un brin timide quand il évoqua le plaisir de leur rencontre. C'était réciproque et elle aussi était comblée. L'amour était quelque chose qui lui avait cruellement manqué durant cette dernière année. Mais sa précédente histoire lui avait laissé une blessure douloureuse et c'est pour cela qu'elle se sentait si proche du Prince Elio qui l'avait aidée. Oui elle avait eu beaucoup de chance de croiser son chemin. Mais maintenant que sa blessure était guérie, elle se sentait de nouveau prête à offrir son coeur et cette rencontre avec Scaligeri lui faisait le plus grand bien.

Quand il lui demanda si elle avait de la famille à Venise et si elle était promise, Gabriella apprécia de voir une nouvelle fois l'inquiétude sur le visage de son compagnon. Tenait-il tant que cela à elle ? Elle l'espérait si fort, chaque question de ce genre faisait rebondir son coeur dans sa poitrine.

"Non rien de cela." le rassura-t-elle avec sourire. "Je suis venue à Venise pour..."

La fin de sa phrase se perdit alors qu'elle vit Raffaele vaciller. Instinctivement elle avança les mains pour le soutenir par ses avant-bras. Elle l'aida à se rasseoir sur le banc et c'est elle qui se leva, penchée pour lui faire face, le visage inquiet de ce malaise subit.

Il lui assura qu'il ne s'agissait que d'une migraine mais elle savait combien certaines pouvaient être terribles.

"Vous n'auriez pas du venir si vous ne vous sentiez pas bien, j'aurais compris..." dit-elle. "Ne voulez-vous pas plutôt que j'aille chercher Maître Barozzi ?"

Voyant au visage de Raffaele qu'il n'était pas temps d'argumenter, Gabriella posa ses mains dans celles de Raffaele et chercha son regard.

"Bien, j'y vais de ce pas. Restez assis et fermez les yeux si la lumière est trop forte. Je reviens le plus vite possible..."

Elle se redressa, hésita puis se pencha pour poser un baiser sur le front pâle avant de partir en courant.

[Maison du Négociant en Epices]

[La Boutique du Négociant en Epices]

Par chance, Gabriella ne s'était pas reperdue dans le labyrinthe et avait retrouvé l'Allée de Pique assez facilement. Cela était heureux car elle avait perdu assez de temps dans cette fichue boutique.

Elle fut rassurée de voir que Raffaele était toujours là et s'approcha de lui au pas de course avant de s'accroupir devant lui, les gestes tendres et la voix douce pour ne pas faire empirer la douleur de sa migraine.

"J'ai fais aussi vite que j'ai pu mais le Négociant n'a pas été coopératif et j'ai été retardée par une dame qui m'a cherché querelle. Je voulais vous prendre du laudanum, je sais que c'est le plus efficace, mais il a refusé de m'en donner car je n'avais pas d'ordonnance, je n'ai rien pu faire. A la place il m'a donné de l'huile essentielle de menthe poivrée. Laissez-moi faire, gardez les yeux fermés..."

Gabriella déboucha la bouteille et en fit tomber une dizaine de gouttes au bout de ses doigts qu'elle frotta entre eux avant de les approcher des tempes de Raffaele pour les masser.