Etage Privé - La Chambre de Muzio

[Cabinet de toilette]

L'instinct avait fait préférer à Muzio le silence, la dissimulation plutôt que le naturel. Revenant sur ses pas, le médecin se faufila dans sa chambre et s'assit sur son lit. Immobile, les yeux fixes, n'importe qui entrant dans la pièce l'aurait classé dans la catégorie des dérangés d'esprit. Et pourtant... Et pourtant le chirurgien réfléchissait intensément. La proximité temporelle de la réception du Prince Elio ravivait plusieurs sentiments contradictoires en lui, c'était une étrange expérience...

Aussi brusquement qu'il y était entré, Muzio sortit de sa méditation et se dirigea, en culbutant presque, vers l'un de ses meubles favoris. Tiroirs secrets, décoration... Tout lui plaisait dans cet ouvrage, mais plus encore les souvenirs qu'il convoyait. Cependant l'heure n'était pas à la mélancolie, et l'esprit du médecin se focalisait plutôt sur l'action. Une main sûre ouvrit un tiroir camouflé et le referma presque aussitôt; rien n'était changé.

Rien, sinon la main fermée de Muzio, crispé sur un objet sans doute précieux pour qu'il fût entouré de tant de précautions... Il y eut un bref reflet lorsque le chirurgien déchargea sa main dans son justeaucorps.

Le coeur plus léger, il repoussa sa porte tranquillement et descendit, pour de bon cette fois-ci, les escaliers. Il prit néanmoins la précaution de se justifier auprès de Giorgio, et sa voix fut absolument naturelle:

"Je pars vraiment maintenant ! J'avais oublié quelque chose d'indispensable..."

[Calle Bardini]

[Le Ponton]

Sans un regard en arrière, Muzio gravit les dernières marches et s'engagea dans le couloir. Le bruit de portes ouvertes puis refermées successivement et avec précaution lui firent comprendre que le nouveau venu prenait connaissance des lieux, avec une promptitude appréciable dans une situation ainsi pressée. Le médecin ne fut même pas tenté de passer devant la première chambre en détournant le regard... Au contraire, il la fixa un instant puis, serein, pénétra dans la sienne en entendant Alessandro monter les premières marches de l'escalier.

Rendu dans ce petit univers confiné qu'était sa chambre, Muzio se dirigea instinctivement vers la fenêtre et laissa son regard errer sur les vagues silhouettes de la rue... Oh, pas longtemps, seulement l'espace d'un instant volé aux secondes qui s'écoulaient régulièrement, impitoyablement, avec une précision et une constance désespérantes. Muzio était un homme posé et d'ordinaire en accord avec les heures, mais il aurait aimé rester tranquillement chez lui, assimiler les nouveautés...

Cependant, la réalité le rappela bientôt, et il entreprit tout d'abord de passer par son cabinet de toilette. Bien sûr, il n'imaginait pas que sa tenue pût rivaliser avec celles des Princes, mais il n'en avait pas du tout l'ambition, ni même l'envie. Il était et il serait lui-même, il le savait déjà. Piètre acteur que le médecin... Au moins aurait-il le mérite d'être propre, songea-t-il en reposant un linge humide.

De retour dans sa chambre, Muzio eut un geste automatique vers sa trousse, puis se ravisa en souriant, indulgent envers lui-même. Il pensa en revanche à récupérer une lourde clé dans un tiroir, puis il resta un instant debout, planté au milieu de ses meubles et un peu gauche. Ce soir il ne serait pas le médecin, mais l'homme de société, et sa main droite, vide, lui donnait l'impression de laisser une partie de lui en partant.

Il passa une main dans ses cheveux puis se redressa et sortit.

[L'Escalier]

[Calle Bardini]

Muzio gravit la dernière marche de l'escalier et se dirigea vers sa chambre. Après un détour par le cabinet de toilette, il se déshabilla et déposa ses vêtements sur une chaise. La température ne lui laissa guère d'autre choix que celui de se glisser illico presto sous ses couvertures.

Le regard tourné vers le plafond, dans le noir complet, le médecin avait l'habitude de faire le point. Récapituler les points importants de sa journée, se remémorer les patients qu'il devrait intégrer à sa tournée du lendemain, évoquer les rencontres qu'il avait faites en s'efforçant de ne pas retomber dans les sentiments qui l'avaient envahi à ces moments... Bref, il mettait de l'ordre.

Ruelle de l'Ours. Odeurs, cris, agitation, misère... Muzio cligna des yeux. Premier patient.
Le caffé Florian. Ses habitués hétéroclites. Salvanti.
Le message de Giorgio. Muzio dut faire appel à tout son courage pour rester fidèle à sa règle et ne pas se laisser aller au sentiment. Il cligna des yeux.
Le Padre. Il lui tardait d'avoir une nouvelle discussion avec le jeune prêtre.
Alessandro. Un bon garçon, il le sentait. Il aima son choix.
Romana Lacryma Baldini. Agréable rencontre aussi. Cette impression de lumière tranquille.
Quelques visages... Son voisin, Dante Lonza. Le poète, Cilio Dell' Arbero. Le secrétaire du Prince Adorasti, Gaetano Reverti.
Le pantin. Ou otiosissimus. Mystère à creuser.
La Princesse, Ugo. Fragilité et force incarnées par la blondeur. Deuxième patient. Patiente.
Les confidences du Prince, son invitation, le masque, les gardes.
L'étrange rencontre enfin.

Les images tourbillonnèrent un instant dans sa tête, puis il s'endormit.