Le Grand Hall - Les Escaliers

[ Les jardins ]

La jeune femme soupira et arrêta sa marche... Elle resta silencieuse pendant quelques secondes, tournant et retournant ses gants dans ses mains. Ses yeux se fermèrent un instant afin de mieux réfléchir...

Elle se doutait bien que son époux refuserait son choix, mais elle désirait si ardemment voir son grand frère, Elle n’avait eu de contacts avec lui depuis si longtemps. Non, se dit-elle, elle ne pouvait pas laisser passer cette chance…

Elle se tourna vers le majordome et avec un regard presque suppliant...

"Lorenzo... Puis-je vous demander une requête et de la tenir secrète, vis à vis de votre seigneur?"

[Les jardins]

Un combat intérieur semblait se dérouler sous les boucles blondes de la princesse. Lorenzo se garda de gêner sa réflexion par des paroles mal avisées et garda un silence profond durant tout le temps de sa reflexion.

Enfin elle reprit la parole et semblait avoir prit une décision. Lorenzo émit un petit hoquet en entendant sa requête. Cacher quelque chose au prince Elio ? Comment pouvait-elle lui demander cela ? Il était l'homme de confiance du prince et le servait avec la plus grande des loyautés. Mais il se devait aussi d'obéir aux ordres de la princesse. Par sa requête elle le mettait clairement entre deux feux...

Lorenzo plongea son regard bleu dans les yeux clairs de la princesse.

"Princesse, demandez-moi de risquer ma vie pour vous, demandez-moi de tuer pour vous, de voler pour vous, demandez-moi ce que vous voulez et je vous obéirai. Mais trahir la confiance du Prince Elio, je m'y refuse. Punissez moi de la façon que vous voulez mais je ne puis faire ce que vous me demandez."

La jeune femme baissa les yeux, déçue. Bien sûr, elle devait s'y attendre. Elle ne pouvait pas lui demander de cacher quelque chose à son maître. D'après son air surpris, elle avait tout de suite compris qu'elle avait fait une erreur en lui demandant ce service...

"Oui... je comprends. Bien, n'en parlons plus... Faîtes venir une voiture et faîtes atteler les chevaux. Je dois me rendre quelque part... Allez"

Puisque le majordome ne pouvait l'aider, elle allait devoir se débrouiller par ses seuls moyens. Elle reprit son chemin à travers le Hall... Mais avant que le jeune homme parte pour exécuter sa demande...

"Lorenzo... Vous êtes quelqu’un de bien et un serviteur fidèle..."

Lorenzo recula d'un pas et acquiesca d'un mouvement de tête.

"Bien votre Seigneurie. Puis-je vous demander où vous désirez vous rendre afin que je sache si je dois faire préparer une voiture ou une gondole ? De plus, ne souhaitez-vous pas que je prévienne votre dame d'honneur de votre projet ? Sortir seule n'est pas très prudent."

La jeune femme voulait sans aucun doute se rendre chez son frère mais le majordome n'avait aucun droit d'émettre une critique à ce sujet. Il continua cependant.

"Avant de partir, pourriez-vous me donner la liste de vos invités ? Le Prince Elio m'a chargé d'aller remettre moi même les invitations. Il sera courroucé s'il sait que je vous ai laissée partir sans avoir fait ce qu'il m'a ordonné."

La jeune femme sembla hésiter un moment, sa décision la mettait dans une position délicate, il fallait l'admettre. Mais elle voulait quand même tenter sa chance, de plus elle avait un peu peur de s'aventurer seule dans les rues d'une ville qu'elle connaissait à peine.

"Je me rends dans la demeure des Grazziano, je remettrai l'invitation à mon frère en main propre. Prévenez ma Dame d'honneur de se tenir prête."

Elle ne savait pas vraiment à quels risques elle s'exposait, mais elle avait décidé de ne pas y accorder trop d'importance.

"Et dîtes au Prince... Dîtes lui, hmm... Qu'il n'y a pas de liste, je n'aurai d'autre invité, que mon frère..."

En fait, après mure réflexion, elle connaissait si mal le Prince Elio, son époux, qu'elle ne pouvait prévoir, ni deviner ses réactions...

Nouveau signe de tete. Lorenzo enregistrait les ordres de la princesse. Ainsi il ne s'était pas trompé.

Son frère..

Elle voulait inviter son frère, Ugo Di Grazziano à la soirée commandée par le Prince Elio Lacryma Adorasti.

Etait-ce pas pure provocation pour montrer son désaccord face à ce mariage dans lequel elle était malheureuse? Ou ne se rendait-elle tout simplement pas compte de la colere que cela allait provoquer chez son mari?

"Tout sera fait selon votre désir votre Seigneurie. Je fais préparer une gondole aussitôt."

Le majordome prit congé de la princesse Anna en s'inclinant avec respect avant de passer près d'elle et de se diriger vers l'arrière de la résidence. Il demanderait à Carlo de préparer la gondole pour la princesse. Carlo avait toujours été leur meilleur gondolier, il connaissait tous les pièges mais aussi tous les raccourcis de Venise. Il saurait mener la princesse à bon port sans trop se faire remarquer, ainsi risquerait-elle moins grand danger.

Lorenzo demanderait ensuite à Gabriella d'aller prévenir la dame d'honneur de la princesse en même temps qu'elle apporterait le thé du prince Elio. Il fallait faire vite car il serait déjà assez en colère avec cette histoire d'invitation sans en rajouter avec du retard dans ses habitudes..

Lorenzo s'arrêta soudain. Il croisa les bras et pinça ses lèvres entre les doigts de sa main droite, les sourcils froncés, en proie à une grande reflexion. Le prince Elio était un homme intelligent.. Il devait se douter que si il laissait la liberté à la princesse d'inviter qui elle voulait, elle previendrait aussitôt son frère... Alors pourquoi l'avoir fait?.. Souhaitait-il rencontrer Ugo di Grazziano et avait-il trouvé ce stratagème pour en avoir la possibilité sans s'abaisser à inviter lui-meme un ennemi de la famille? Qu'avait-il derrière la tête?

Une pendule sonna quelque part et le majordome se remit en route, d'un pas pressé.

[L'embarcadère]

"Bien, prévenez-moi quand tout sera prêt... Faites vite."

La jeune femme laissa le Majordome partir...

Plus vite elle serait chez son frère, plus vite elle serait de retour. Avec un peu de chance, son époux de glace ne remarquerait même pas son absence, ce qui était en soit, très probable...

Elle n’avait pas vraiment l’impression de prendre des risques. Mais quelle était cette boule au fond de son ventre, de l'inquiétude ? De l'appréhension ? ... La Princesse n'en savait trop rien, mais elle n'avait tout de même pas épousé un Adorasti pour renoncer à sa famille...

Elle s'approcha de la fenêtre afin de regarder la ville quelque peu endormie sous la neige. Elle se frottait les mains, l'une contre l'autre, elles étaient glacées.

Même dans cette demeure, le froid était entré...

[Les appartements du Prince]

Lazarro descendait les escaliers de la propriété en chantonnant, sautant les marches deux à deux comme un gamin trop énergique. Sa tignasse brune s'agitait follement en rythme de ses mouvements, ses mèches laissant par moment ses yeux enfin libres, sans être voilés comme à l'habituelle.

Quand il arriva enfin en bas, dans le hall, il se dirigea vers la porte, prêt à sortir pour faire la visite de Venise -et pourquoi pas faire de nouvelles rencontres?- La perspective de se remettre à son jeu de séduction lui était très plaisante, d'autant qu'il n'avait dernièrement pas fait grand chose, ce qui n'était pas digne de sa réputation de libertin.
Il s'arrêta pourtant dans sa route, aperçevant du coin de l'oeil une silhouette devant l'une des fenêtres du hall. Une femme, élégante, très jolie. Sûrement quelqu'un appartenant à la maisonnée.

Se débarassant de l'attitude de l'enfant pour revêtir le visage du jeune homme, il s'approcha d'elle.

"Que faites-vous seule ici?", demanda-t-il en arrivant à son niveau. "Une femme de votre qualité ne devrait-elle pas être ailleurs qu'à prendre le froid ici?"

La Princesse, plongée dans ses pensées n'avait vu, ni entendu la personne arriver. Elle sursauta au son de sa voix et fit demi-tour.

Elle se retrouva nez à nez avec un jeune homme, qui semblait à peine plus âgé qu'elle, aux cheveux bruns lui voilant ses yeux et masquant presque son regard.

"Monsieur... Vous m'avez fait peur..."

Après ce petit moment de surprise, elle reprit un visage souriant afin de montrer bonne figure...

"En fait, J'attends que mon embarcation soir prête. Ce qui ne devrait plus tarder "

C'était la première fois qu'elle le rencontrait et s'en étonna...

"Je ne vous ai jamais vu dans cette demeure, êtes vous de passage à Venise Monsieur... ?"

[ L'embarcadaire ]

La porte du hall s'ouvrit et la silhouette mince du majordome se profila dans le soleil qui régnait en maître à l'extérieur en cette radieuse journée. Les yeux de Lorenzo mirent quelques minutes à s'habituer à la diminution de luminosité. Aprés l'éclat de la neige, les riches décorations du hall du palais faisaient pâle figure.

Une pendule sonna la demie de la deuxième heure de l'après midi. Il lui resterait une bonne heure avant de partir pour sa course, une heure qui serait sûrement bien trop courte pour donner tous les ordres en vue de préparer la réception.

D'un geste discret, il tâta la veste de son uniforme pour vérifier la présence d'un petit coffret en bois, puis se dirigea vers la princesse Anna. Il fut surpris de la voir en discussion avec un homme alors qu'il n'avait fait entrer que le padre. En approchant, il détailla l'inconnu. Il eut tôt fait de reconnaître ce profil de fouine, ce regard fureteur et plein de convoitise pourtant à demi masqué par des cheveux trop longs. Les paroles de Gabriella lui revinrent en mémoire. Il s'agissait bien du cousin du prince Elio, cet individu sans scrupules que Lorenzo avait pris l'habitude de surveiller lors de chacune de ses visites.

Le majordome s'arrêta à quelques pas des deux personnes pour ne pas couper leur conversation puis il profita d'un silence pour annoncer:

"Carlo vous attend votre Seigneurie. Votre gondole est prête... Monsieur."

Lorenzo avait salué le cousin du prince d'un bref signe de tête. il n'avait rien à offrir de plus à un individu tel que lui.

Lazarro allait se présenter, quand un majordome qu'il trouva fort impoli -sa conception de la politesse étant particulière- vint s'immiscer dans la conversation qui n'avait qu'à peine débuté. Il lança un regard noir au domestique, puis se tourna de nouveau vers Anna.

"Lazarro Adorasti", déclara-t-il, se gardant pour le moment de donner son autre nom, par simple mesure de précaution. "Je suis de passage à Venise, celà doit être la raison pour laquelle vous ne me connaissez pas... Et pardonnez-moi si je vous ai effrayée, car celà n'était pas mon but, bien au contraire."

Il savait que son autre nom était sûrement moins célèbre, mais aussi moins apprécié que le nom des Adorasti, aussi il le gardait souvent pour lui, surtout quand il voyageait.
Il avait écouté avec attention la tirade du majordome et en avait tiré des conclusions: cette femme allait sûrement se retrouver à voyager par ce froid avec pour seule compagnie un gondolier antipathique.

"Vous allez voyager par ce froid, si j'ai bien compris ?", demanda-t-il poliment, l'air surpris. "J'ignore quelle est la raison, et celle-ci ne me regarde pas, mais je ne peux vous laisser partir et être ainsi exposée aux risques que toute femme de votre qualité encourt en voyageant sans escorte ! Laissez-moi vous accompagner, je sais le genre de scélérats qui pourraient facilement vouloir vous faire du mal, et je sais aussi qu'ils sont des lâches qui n'oseront pas s'en prendre à vous si j'étais à vos côtés."

La jeune femme remercia le Majordome et fut étonnée de son ton glacial envers l'inconnu, d'autant plus quand il se présenta.
Ainsi, il y avait, à présent, un autre Adorasti en ces lieux. Elle songea tout de même à se présenter.

"Enchantée Monsieur. Je suis Bianca Grazziano Adorasti... Vous faîtes donc partie de l'illustre famille de mon époux."

Bianca était d'autant plus surprise qu'il ne ressemblait pas du tout au Prince. Il semblait plus humain et dégageait beaucoup plus de chaleur que celui-ci, et son ton assuré l'impressionna quelque peu.

"Les rues de Venise, ne sont tout de même pas si dangereuses."

Sa voix manqua tout de même force. Elle n'avait pas du tout envisagé un quelconque danger en se rendant chez son frère. Elle réfléchit un moment. N'était ce pas plus prudent de se faire accompagner. La peur de se faire agresser eut raison d'elle

"Soit. J'accepte votre offre. Une gondole nous attend."

[ L'embarcadère ]

[Grand Salon]

Gabriella entra dans le Grand Hall au moment où la princesse sortait. Tant mieux, elle n'aurait pas à faire de courbette devant cette dinde.

Il y avait également Lazzaro et... Lorenzo. Décidément, il était partout lui. Gabriella passa devant eux sans rien dire et se dirigea vers le vestiaire pour prendre sa cape de lainage et la mettre sur ses épaules.

Elle chercha ensuite dans la poche de son tablier si elle avait toujours l'invitation qu'elle devait remettre au conseiller-astrologue.

Si Lazarro avait porté le masque du jeune garçon, nul doute qu'il aurait sauté de joie à l'entente de la réponse d'Anna. Mais pour le moment, il était un jeune homme bien élevé, et se contenta d'un sourire poli.

"J'en suis honoré", se contenta-t-il de répondre avec une petite révérence.

Alors elle était l'épouse d'Elio? Voilà qui était interessant. Il se demanda si ce dernier lui en voudrait pour l'avoir ainsi escortée -d'ailleurs, savait-il même qu'elle comptait partir seule? Un époux sensé n'aurait jamais laissé sa tendre moitié s'en aller seule, bien au contraire-. Il ignorait aussi si il pouvait se permettre avec elle autant de débordement qu'avec les autres femmes auxquelles il faisait habituellement la cour. Elle avait dit se nommer "Grazziano" Adorasti, et si sa mémoire était bonne, le jeune homme croyait bien que les Grazziano étaient une famille tout aussi importante que les Adorasti.
Ce genre d'histoires ne le préocuppaient généralement pas ou peu, car n'avaient aucun intérêt pour lui. Mais s'il pouvait en tirer un quelquonque, alors il y préterait attention. Il se le jura.

Alors que l'épouse du prince se dirigeait vers la sortie, il resta quelques secondes en arrière, juste le temps de lancer au majordome un sourire moqueur et plein d'arrogance. Un sourire triomphant.

[L'embarcadère]

Lorenzo fut estomaqué par l'audace de Lazzaro qui osait offrir ainsi à la princesse Anna de l'accompagner tout en sachant qui elle était. Il connaissait son engouement pour les jeux de séduction mais en faire pour cible la femme de son cousin qui acceptait de le recevoir, bien que le moment n'y soit pas propice, avait sidéré le majordome.

Il avait ouvert la bouche pour dire à la princesse de se méfier, de ne pas accepter mais il la referma bien vite. Il n'avait pas à juger les décisions de la princesse Anna ou de qui que ce soit d'autre de cette noble famille, comme le lui avait si vertement fait remarquer le prince Elio il y avait quelques heures. Lorenzo etait peut etre prompt à donner son avis mais il avait aussi l'intellignece d'entendre les reproches qu'on lui faisait et refaisait rarement la même erreur.

Bien entendu la princesse accepta que le cousin du prince l'accompagne et Lorenzo poussa un petit soupir discret. Il eut beaucoup plus de mal à garder une expression neutre lorsque le petit manipulateur lui envoya un sourire narquois, si plein de moquerie que Lorenzo sentit la colere monter en lui.

Le majordome fit aussitôt demi tour pour se retrouver face à Gabriella qui mettait son manteau de laine et semblait prête a courir les canaux. Il la regarda avec des yeux ronds.

"Où vas-tu ? Il y a énormément à faire au palais pour la réception de ce soir ! J'ai besoin de tous les bras et certainement pas d'une servante qui sort je ne sais où sans meme m'en avertir ! "

Lorenzo avait bien conscience de faire retomber son énervement sur la pauvre Gabriella mais il ne put s'empecher de continuer, le regard dur et froid.

"Tu feras ta course demain ! il faut cirer le parquet du Grand Salon et changer toutes les chandelles. les nappes doivent etre repassées et les vitres nettoyées. Commence par le parquet."

Lorenzo était tellement prévisible... En un an elle avait bien appris à le connaître. Elle aurait pu mettre son manteau très vite et sortir pour qu'il ne lui parle pas mais au contraire, elle avait pris le temps d'arranger son bonnet de servante sur ses cheveux jusqu'à ce qu'elle se retrouve seule avec lui dans le hall, juste pour le plaisir de lui dire ses quatre vérités.

Elle ne put donc retenir un grand sourire lorsqu'il commença à parler. Elle ne le regarda pas, continuant à se préparer pour sortir. Lorsqu'il eut terminé, elle se retourna face à lui, toujours avec le sourire.

"Je sais qu'il y a beaucoup à faire pour la réception de ce soir Monsieur et dès que je reviens je me mettrai au travail. Ce n'est pas MA course que je m'apprête à faire, mais celle que le Prince m'a confié. Vous comprendrez donc aisément qu'encore une fois, je n'écouterai pas vos ordres inutiles. Je me demande comment un Majordome peut fait correctement son travail en ayant toujours un temps de retard. A propos... avez-vous préparé la chambre de Monsieur son cousin ?"

Décidément ça n'était pas un bon jour. Tout allait de travers et plus la journée avançait pire c'était... Pour une fois, Lorenzo perdit son flegme légendaire. Il leva les bras au ciel.

"mais enfin qu'est ce que je t'ai fait? J'essaye de toujours être cordial, je fais de mon mieux pour gérer et le palais et la susceptibilité de chacun et voilà ce que je récolte. Je n'aime pas du tout le ton avec lequel tu t'adresses à moi. Me parler ainsi devant le padre ! Pourquoi pas devant les invités ce soir ? Veux tu faire passer la maison du Prince Elio pour une lieu sans ordre ni loi ? En parlant d'ordres, je te rappelle que tu es sous les miens ! Le prince t'a ordonné une course alors soit ! Vas-y ! Mais sache que ton salaire de cette semaine est d'hors et déjà diminué du quart pour l'insolence dont tu as fait preuve vis à vis de moi. Alors reviens avant 16h si tu ne veux pas qu'il soit réduit de moitié."

Lorenzo fixait la jeune arrogante intensément depuis le debut de sa réprimande. Il continua d'une voix plus calme.

"Si je vois que je ne peux rien faire de toi, j'en parlerai avec monseigneur et il avisera de ce qu'il convient de faire. File maintenant et hate toi, le parquet doit etre ciré avant 17h pour etre sec à temps."

Gabriella rendit le regard de Lorenzo à l'identique, le fixant sans ciller. Par contre, lorsqu'il lui parla de son salaire, l'effort que faisait la jeune fille pour se retenir s'envola laissant bouillir sa colère. Son sourire condescendant avait disparu pour laisser place à un visage furieux.

"Faire de votre mieux ? Vous plaisantez ? Vous passez votre temps à ordonner des évidences juste pour le plaisir de donner des ordres. Le ton que j'emploie est probablement le seul que vous arriverez à comprendre et si je devais reparler comme cela de vous devant le Padre, je le referai et devant les invités aussi s'il le faut ! Si la maison du Prince a un problème d'organisation ça ne vient sûrement pas de moi mais de vous ! Remettez-vous donc en question de temps en temps avant d'accuser les autres aussi facilement ! Vous n'avez pas le droit de toucher à mon salaire juste parce que je vous dis la vérité que vous refusez d'entendre ! Bien sûr tout est toujours facile pour les gens de votre condition, vous avez toujours raison et c'est toujours les plus "petits" qui en patissent ! Vous n'êtes qu'un lâche ! Allez donc voir le Prince pour vous plaindre, il ne vous écoutera pas car il a une haute estime de moi ne vous en déplaise !"

Gabriella avait sorti sa tirade d'une traite. Elle reprit une bouffée d'air, son visage était écarlate. Elle y était allée un peu fort mais n'avait pas pu se retenir. Elle s'en rendait compte maintenant, alors qu'elle tentait de retrouver son souffle...

Lorenzo respira profondément. Le prince recevait de la visite dans le grand salon dont les portes donnaient dans le hall, et bien qu'elles fussent fermées, il avait peur que les voix trop fortes ne fussent entendues de l'intérieur. Aussi ne renchérit-il pas. Il n'y avait rien à faire entendre à cette petite volaille caquetante et il avait d'autres choses plus importantes à faire que d'essayer de lui faire entendre raison..

"Tu devrais prendre conscience de ta position dans la hiérarchie de cette maison Gabriella. Si tu n'es pas capable d'avoir un minimum de respect envers moi alors je me désintéresse de ton cas. Je laisse le prince s'arranger avec toi. Va faire ta course et reviens tout de suite. Nous reparlerons de tout cela plus tard. "

Sur ces mots, Lorenzo tourna le dos, montrant par ce simple geste que la discussion était close, et se dirigea vers les portes du grand salon.

[Grand Salon]

Lorenzo ne répliquait pas. Il restait calme, restant sur sa position. Gabriella aurait préféré qu'il s'énerve après elle, qu'il la renvoie ou autre chose. Là, elle restait sur sa faim et parler de ça plus tard ne lui disait rien. Elle avait parlé sous le coup de la colère et le regrettait déjà. Seulement elle refusait de l'avouer. Les gens de haut rang restaient toujours calmes en toute situation. Pourquoi n'y arrivait-elle pas, elle ? Parce qu'elle était simple servante. Elle devait faire ce qu'on lui demandait de faire sans protester, comme elle avait toujours dû le faire sans jamais réellement y arriver.

Lorenzo était parti, Gabriella passa une main sur ses yeux, mal à l'aise. Elle reprit la lettre cachetée qu'elle devait remettre à l'invité du Prince puis sortit du palais, empruntant une des gondoles et se laissant conduire jusqu'à la Calle Bardini.

[La Maison du Conseiller-Astrologue]

[Grand Salon-Bibliothèque - Salon]

Après être remonté dans ses appartements pour enfiler une paire de bottes noires au cuir impeccablement ciré et un manteau de laine, Elio traversa rapidement le hall en boutonnant ses gants.

Envie de respirer l'air coupant du dehors, de sentir la bise piquer son visage.
Besoin surtout de quitter cette maison, où il sentait partout l'empreinte de son père, bien que celui-ci n'y soit venu qu'une fois, bien longtemps avant que lui-même ait décidé de s'y installer.
Il faudrait qu'il mette sa marque dans ce foyer qu'il s'était choisi, les meubles et la décoration qu'il avait fait changer ne semblait pas suffire à l'affaire.

Il se sentait de l'impatience dans les jambes, comme lorsqu'enfant il se mettait à courir sans raison dans le parc de la demeure familiale, avide de fatigue et qu'il finissait par tomber le nez dans l'herbe, les poumons en feu et le coeur enfin vidé de ses angoisses solitaires.
Plutôt qu'emprunter une barque pour rejoindre sa destination, il marcherait.
Oui, c'était le mieux à faire, marcher longtemps de son pas élastique et faire sonner sous les talons de ses bottes le pavé de cette ville désormais sienne.

Il coiffa un tricorne sombre et sortit.

[Place Saint Marc - Le Caffé Florian]

[Les jardins - La serre]

Gabriella entra dans le grand hall pour s'habiller une nouvelle fois chaudement. Elle devait sortir faire une autre course. Elle avait aidé les cuisiniers, le ménage et le repassage étaient en cours, elle voulait maintenant si possible remonter dans l'estime du Prince.

Elle savait parfaitement que la décoration était très importante pour lui. La salle de bal serait ornée d'arbres fruitiers mais il fallait décorer la salle à manger. Gabriella espérait trouver de beaux bouquets de fleurs par exemple.

Elle remit sa cape de laine sur ses épaules et sortit une nouvelle fois de la maison.

[Rialto]

[La suite de Basileo Orio Valcarenghi]

Basileo, arriva lentement dans le hall, les mains fourrées dans les poches de son pantalon. Ses bottes de cuir, directement importées de Milan, résonnaient de façon presque mélodieuse sur le magnifique marbre disposé au sol.

Valcarenghi s'arréta au bas des escaliers où il s'appuya contre une colonne. Il savait que le hall était un haut lieu de passage, aussi il espérait rencontrer quelqu'un susceptible de l'aiguiller vers le maître des lieux, ou au moins de lui indiquer s'il était bien au Palais.

Basileo ne se sentait guère l'envie de parcourir chaque pièce à la recherche du Prince Adorasti. Il n'aimait bizarement pas mettre son nez partout. Et puis, il faut dire que le palais est un peu grand... Partisan du moindre effort, il préférait attendre ici.

Solitude, une bien fidèle compagne... Un peu collante peut-être. Difficile à semer, sûrement.

Valcarenghi avait beau tendre l'oreille, tout portait à croire qu'il fut seul en la demeure. Pas le bruit d'un pas, d'une porte qui claque, d'un meuble qu'on déplace, ou d'un cuisinier qui chante, rien.

Le palais n'était pas vraiment agité. Etrange, surtout si l'on considèrait le fait qu'une fête était en préparation. Sourcils froncés, Basileo s'écarta de la colonne sur laquelle il était appuyé, et où il commençait à s'impatienter.

Un peu de compagnie lui ferait du bien... Alors il décida de sortir, d'aller fendre la foule, de côtoyer ses compatriotes, et d'aller respirer les effluves de café chez le fameux Florian.

[Place Saint-Marc - Caffé Florian]

[Suite de Lazarro Montero Adorasti]

A peine l'homme était il sorti que des pas resonnerent dans l'escalier principal. Lorenzo descendait de l'etage, sautant de marche en marche, sa couette ondulant dans son dos. Il traversa le hall et se dirigea vers les communs où il ordonna que l'on allume dès à présent les feux dans les chambres qui seraient occupées cette nuit.

Il revint ensuite dans le hall, ajustant le manteau de lourd velours qu'il avait pris au passage. Le majordome ferma un à un les gros boutons dorés, verifia encore une fois qu'il avait bien l'enveloppe et de coffret que le prince lui avait confiés et attendit l'arrivée de celui-ci juste devant la porte du hall.

[Suite de Lazarro Montero Adorasti]

Elio descendit rapidement le grand escalier de marbre rose.
Il s'effaça pour laisser le passage aux petites bonnes armées de brosses qui s'affairaient à raviver les couleurs délicates du tapis de soie.
Il semblait que le palais soit transformé en une ruche bourdonnante.
Il évita de justesse un serviteur qui montait avec un seau déjà bien empli des cendres qu'il avait retirées en nettoyant les foyers.
Sur son passage, les désapprobations des femmes s'élevaient qui craignaient qu'il ne tache le tapis de suie.

Une toute petite femme s'employait à faire reluire la rampe de fer forgé aux motifs dorés et de bois précieux qui s'élançait le long du grand escalier.
Elle voulut laisser la place au Prince et reculant sur le tapis, perdit l'équilibre.
Il la rattrapa avant qu'elle se tombe et la fit assoir sur les marches.
Accroupi devant elle, il la dévisagea.
C'était une femme déjà agée dont le visage doux lui rappelait sa mère, elle semblait épuisée et ses mains tremblaient de fatigue.
Du bout des doigts, il replaça une méche echappée de son petit bonnet de dentelles et lui sourit.
A cet instant, il n'y avait plus trace de hauteur dans le regard d'ambre.

"Une autre va vous remplacer, Madame. Vous irez prendre une tasse de thé et irez ensuite aider Gabriella qui a la charge de préparer les pièces de réception."

Il lui prit la main et l'aida à se relever, la dévisageant un instant encore.
Puis il se détourna et rejoignit Lorenzo.

"Je souhaite que cette personne soit ménagée dorénavant, elle n'a plus l'âge des lourds travaux. Vous la mettrez au service des chambres. Le petit service, Lorenzo, pas le service d'eau."