VENISE
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 Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse

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Muzio Barrozi
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Muzio Barrozi


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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleSam 3 Juin - 19:02

Lorsque Cilio évoqua un monde fait de bonté et de générosité, Muzio eut un sourire discret. Loin d'être une marque d'ironie, cela se rapprochait plus de la solidarité d'esprit. Oui lui aussi s'était souvent laissé porter par des rêves d'une humanité au bout de ses capacités les meilleures mais... Cela restait un rêve. Presque une utopie. Mais pas totalement une utopie. Car après tout, qu'est-ce qui empêchait la réalisation d'un tel univers ? Imparfait mais tendant vers la perfection, non dénué de tout défaut mais assidu à combattre les défauts... Oui, qu'est-ce qui, concrètement, empêchait cela ? Le médecin avait en horreur les réflexions découragées qui prétendaient que, "de toute façon, l'homme est mauvais par nature". Au contraire, Muzio croyait - ou plutôt vivait dans l'idée suprême et transcendante - que la nature de l'Homme n'aspirait qu'à se révéler au mieux. La lutte était longue et parsemée d'obstacles, mais n'était ni absurde ni illusoire. Ni perdue d'avance.

Il n'avait pas rencontré un frère dans l'esprit comme Cilio depuis longtemps. Peut-être le Padre ? Il aurait plaisir à en discuter avec lui.

La question qu'il avait posée lui sembla tout à coup bien prosaïque. Mais il avait pour lui une lucidité acérée, qui le détacha en douceur de ses pensées pour le futur. Le combat commençait au présent, et avec les instruments du présent. La préoccupation pour ses semblables trouvait alors toute sa place dans sa démarche.

Le jeune poète daigna répondre sans mépris à son interrogation. Ainsi donc, il avait vu juste. La clarté mêlée à l'obscurité... Quel drôle de couple décidément ! Séparer les anges blonds pour une entente... Oser penser que la lumière et la nuit pourraient jamais former un couple. Même l'idéaliste Cilio n'y croyait pas. Le sourire éclatant du poète n'avait rien de vrai. En tant qu'aîné, Muzio se sentit le devoir d'espérer.


« Allons, il y a déjà la volonté. Et là où la volonté est grande, les difficultés diminuent, n'est-ce pas ? »

Il posa un regard serein sur chacun des deux Princes qui, même de loin, se remarquaient fort bien. Apprendre à les connaître... Muzio se retourna brusquement vers son interlocuteur et cligna des yeux.

« Ma maladresse m'a fait oublier les bases... Je vous prie de m'excuser de vous retenir car... Il n'est guère probable qu'un jeune homme tel que vous ne soit pas sollicité par les foules ! »

L'inflexion de la voix et le sourire chaleureux excluaient toute hypocrisie.
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Gaetano
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMar 6 Juin - 8:58

[Suite de Gaetano]

Bien qu’arrivé dans la salle de bal depuis quelques minutes, Gaetano ne s’était encore mêlé à aucun des groupuscules qui se formaient au gré des conversations. Le Prince n’avait sans doute pas besoin de lui, il s’était bien passé de son secrétaire particulier toute la journée durant. Le toscan ne se sentait pas à son aise dans cette pièce. Tout était trop chamarré, trop étriqué. Il avait l’impression d’être un barbare comparé à tous ces gens qui évoluaient avec distinction dans la salle de bal du Prince.

Gaetano redressa légèrement la tête. Il avait beau être au service du Prince, il n’en était pas moins né dans une famille noble. Cadet peut-être mais fier tout de même. Il ne baisserait les yeux devant personne, pas même ces paons qui se pavanaient vêtus de leurs plus beaux atours. Sa bouche se plissa en une ligne amère. Il aurait donné beaucoup pour se retrouver à nouveau à l’université, que ce soit à Louvain ou à Paris. Ou même à Oxford. Peut-être aurait-il du devenir professeur… Mais de quoi ? Il ne se sentait pas l’âme de donner cours à toute une série de jeunes gens fêtards. Il préférait de loin faire partie des élèves en question.

Glissant entre les différentes personnes présentes, Gaetano réussit à s’éloigner des portes de la salle. Venise. Il s’y trouvait depuis un an et n’avait pas tenu une semaine sans une excursion sur le continent. Comment ces gens pouvaient-ils passer leur vie entière entre canaux et maisons sur pilotis ? C’était incompréhensible à ses yeux mais les vénitiens n’étaient pas réputés pour leur raison.

Sans trop savoir comment Gaetano se retrouva à côté de deux hommes, près des fenêtres. Ils semblaient tous les deux assez jeunes bien qu’une demi-douzaine d’années devait bien les séparer. Tous les deux avaient les cheveux bruns. La plupart des italiens du sud avaient la chevelure sombre. Rien à voir avec les boucles blondes de ses deux frères. Il plaqua un sourire de circonstance sur son visage. Personne ne devait voir son mal-être. Ce serait une situation bien trop humiliante.
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Cilio de
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleSam 10 Juin - 19:22

Cilio ne savait pas mentir. Il comprit que son sourire n’avait pas réussi à tromper le médecin lorsque celui-ci lui fit remarquer qu’ « il y avait déjà de la volonté ». De la volonté ? A quoi bon une volonté dont le but réel était – Cilio ne se leurrait pas – la manipulation et la domination de l’autre famille ? Même le Prince Ugo, son Prince, celui à qui il portait tant d’admiration et de reconnaissance… Aurait-il souhaité la paix que la situation ne lui permettait pas même d’y penser sérieusement. Cilio voulait croire, pourtant. Il était de nature optimiste, et heureusement pour lui sinon il n’en serait pas là – mais dans certains cas, cela ne suffisait pas.

Son faux sourire s’effaça un instant, pour laisser place à un sourire plus simple. Au moins, quelqu’un continuait à y croire. Cilio s’en voulut un peu de ne plus en être capable.


« Encore faut-il que la volonté soit orientée dans la bonne direction… Mais enfin, un premier pas a été franchi. J’ose espérer qu’il soit, comme dans la plupart des cas, le plus difficile, et que le reste s’avère plus aisé… »

Le conviction n’était toujours pas au rendez-vous mais le jeune poète faisait tout du moins preuve d’un peu de bonne volonté. L’important, quand on a soi-même plus vraiment la foi, c’est de ne pas la faire perdre à ceux qui l’ont encore.

Maître Barrozi eut assez de tact pour évincer plutôt rapidement le sujet… Quoique celui qu’il aborda ne put empêcher le rose habituel de monter aux joues de Cilio. S’il n’y prenait pas garde, la couleur finirait par prendre racine et il aurait perpétuellement l’air de revenir des plages ensoleillées du Sud. Le pire était peut-être la sincérité du médecin… Vertu à double tranchant lorsqu’on est face à une personne aussi timide que le jeune poète.

« Les foules ne m’attirent pas plus que cela », expliqua-t-il, « et je préfère largement m’entretenir avec un seul homme de bonne compagnie qu’avec un groupe dans lequel personne ne porte réellement attention à son voisin… »

Son regard dérivé par son embarras lui fit alors remarquer un jeune homme, près d’eux, qui semblait rechercher également un peu d’air frais auprès des fenêtres. La présente solitude de l’homme et son sourire, bien que convenu, incita Cilio à dépasser son appréhension face aux inconnus. Le jeune homme avait une attitude simple, sans recherche particulière du contact mais sans rejet non plus. Probablement attendait-il qu’on l’introduise dans une conversation, n’osant pas s’imposer de lui-même.

« Encore que deux personnes de bonne compagnie ne sont pas de trop », dit-il avec une légère courbette à l’adresse du jeune homme, conscient que ce dernier avait du saisir ses dernier propos. « Je suis Cilio Dell’Arbero, poète au service de la Ca’Grazziano, et… Voici Maître Barrozi, notre nouveau médecin. »

Cilio avait hésité à présenter Maître Barrozi, pas tout à fait certain de la politesse de ce procédé, mais il savait que de toutes manières le médecin ne lui en tiendrait pas rigueur. Et puis, ce n’était pas comme s’il en avait rajouté sur le compte du médecin… Il avait simplement dit « notre nouveau médecin ». Etait-ce déjà trop ?

Cilio se secoua mentalement. Décidément, ses cas de conscience s’avéraient bien futiles.
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Muzio Barrozi
Médecin
Muzio Barrozi


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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleDim 11 Juin - 15:41

Au vu du teint de Cilio, le médecin comprit qu'il n'était somme toute pas très charitable de complimenter, aussi sobrement soit-il, les talents d'un timide. Il promena son regard ailleurs que sur son interlocuteur afin de laisser le temps au jeune poète de se reprendre. Celui-ci d'ailleurs répliqua fort aimablement, et Muzio sourit.

« Je suis bien de votre avis, monsieur dell'Arbero. » répondit-il simplement.

C'était la perche idéale pour glisser une réflexion courtoise, mais non, il avait compris la leçon. Cependant Cilio sembla alors faire un effort sur lui-même, et s'adressa à un inconnu. Muzio pivota légèrement pour voir l'heureux élu. Sa silhouette commune était rehaussée d'un port altier; ses cheveux bruns retombaient, raides, sur des traits agréables, des yeux vifs et un sourire poli. Un ensemble agréable.

Cilio l'ayant dispensé de se présenter - c'était concis et précis, et en plus cela lui permettait de ne pas réfléchir à comment s'annoncer, donc c'était parfait -, Muzio se contenta d'un sourire amène, qu'il adressa également à Cilio. Le poète avait furtivement affiché un air coupable.

Un "enchanté de faire votre connaissance" aurait sans doute été de circonstance, mais ne sachant à qui il se serait adressé, Muzio préféra renoncer et rester coi, quoiqu'aimable.
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Gaetano
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleLun 12 Juin - 18:32

Son sourire toujours en place, Gaetano brûlait de sortir de cette ville aux miasmes tellement omniprésents et pernicieux que ses habitants ne semblaient pas s’en apercevoir. Venise. Il n’était peut-être pas entièrement honnête à son sujet. Cette ville ressemblait plus à une maîtresse exigeante, chère mais extrêmement douée qu’à une maladie. Combien d’hommes avaient-ils osé lui résister ? Combien étaient encore là pour en parler ?

Non. Ce n’était pas la ville en elle-même qui pesait sur l’humeur du toscan. Mêlé à une sensation confuse d’étouffement due à la taille de la pièce et du nombre d’invités, Gaetano éprouvait un mal du pays d’une espèce un peu étrange. Il avait envie de regagner le nord de l’Europe. Les Pays-Bas autrichiens, les Provinces-Unies ou même la France.Des lieux dépourvus de tout ce satané cérémonial italien.

A peine eut-il pensé cela que l’un des hommes auprès duquel il était s’appliqua à lui démontrer le contraire. Ce n’était pas conscient, bien sûr. L’homme ne se trouvait pas dans sa tête. L’idée même était ridicule.

Deux pas en avant et Gaetano rendit son salut à Cilio. L’homme lui plaisait déjà. Et la raison en était fort simple, combien des invités à cette soirée auraient intégré un total inconnu à leur conversation avec autant de naturel ? Gaetano ne connaissait pas le quart des personnes présentes mais il était prêt à parier que ce genre d’hommes s’y comptait sur les doigts d’une main. Lui-même n’avait certes pas la prétention d’en faire partie.


« Gaetano Reverti. »

Un instant, il hésita. Cela avait beau faire un an qu’il travaillait pour le Prince, il avait encore du mal à s’en réclamer lorsqu’il se présentait. Toutefois Cilio l’avait fait. Il serait discourtois de ne pas lui répondre par la pareille.

« Je suis le secrétaire particulier du prince Adorasti. »

Il se tourna vers le médecin, Muzio Barrozi. Bien que le sourire accroché à ses lèvres n’eut pas changé d’un iota, il était plus sincère qu’auparavant. Le couple d’hommes était bien assorti. Ils paraissaient tous les deux aimables. En quelques secondes, ils avaient réussi à chasser les sombres ruminations du cerveau du toscan.

« Vous me voyez ravi de faire votre connaissance… » Dit-il avant de se mordre l’intérieur de la joue. Cette formule lui paraissait emplie d’ironie alors qu’il ne l’avait pas voulu ainsi. Hélas, il semblait que ses manières conviendraient mieux dans une écurie emplie de chevaux ou au milieu d’étudiants lors d’une de leurs nombreuses soirées dans les tavernes jouxtant leur université, un éclat de rire au coin de la bouche et une bière à la main.


« … Vraiment. » Essaya-t-il de se rattraper sans guère de succès.
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Cilio de
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleJeu 15 Juin - 19:22

Cilio avait décidément beaucoup de chance ce soir. Venise grouillait de personnalités pompeuses et hypocrites dont la compagnie était des plus désagréables, et celles qu’il avait rencontrées jusque là semblaient vouloir contredire cet aspect de la Sérénissime. Le jeune homme à qui – il n’en doutait plus à présent – il avait fort bien fait d’adresser la parole se présenta simplement, sans artifice, avec toutefois la formule de courtoisie d’usage… mais celle-ci était naturelle pour un homme de ce rang.

Secrétaire particulier du Prince Adorasti… ! Voilà une place que devaient lui convoiter nombre de conspirants vénitiens… Les habitants de Venise n’étaient pas réputés pour leur franchise ou leur sens de l’honneur. Occupé par une personne mal intentionnée, ce poste était une richesse incomparable… Et Cilio ne doutait pas que le Signor Reverti fût bientôt confronté aux ennemis des Adorasti, dont les méthodes seraient probablement peu… honnêtes… voire dangereuses pour le jeune homme.

Fallait-il le prévenir ? Non, probablement savait-il déjà à quoi il s’exposait. Personne n’ignorait la tension qui régnait entre les deux maisons et le nombre d’opposant respectifs de celles-ci… Et puis, Cilio ne voulait pas se mêler de ces histoires. Il aurait peut-être été temps, pourtant, de s’en préoccuper… Il n’avait jusque là fait qu’observer, se révolter intérieurement des agissements troubles qui semblaient se profiler dans l’ombre. Mais ce soir, il allait – sans exactement comment – participer aux plans du Prince Ugo. Il défendrait la Ca’Grazziano, en quelques sortes ; n’était-ce pas là un moyen de prouver sa fidélité à son Prince ? Oui, mais… A quel prix ? Il savait que le Prince Ugo ferait en sorte que tout se passe en douceur. Pourtant…


« Cela fait-il longtemps que vous êtes à Venise ? », demanda poliment Cilio au signor Reverti. « Je ne crois pas vous avoir déjà vu. D’un autre côté, la Sérénissime est si vaste qu’il serait présomptueux de ma part d’en connaître ne serait-ce qu’un dixième des visages… »

Question anodine. Premier pas dans l’engrenage… Cilio se refusait à l’admettre. Ce n’était que pour entretenir la conversation… Connaître un peu plus sa situation aussi, peut-être, voir s’il était réellement en danger… De toutes manières, il n’avait pas à me mêler de cela. Ce n’était qu’une simple question. Juste une simple question... De plus, l'homme paraissait certes charmant, sympathique, il le connaissait à peine. Peut-être était-il en train de servir quelqu'un de peu recommandable malgré les apparences...

Tout cela était si compliqué. Comme ses poèmes et leurs vers à l’élan salvateur lui paraissaient loin en cet instant…
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Iago degli Albizzi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleVen 16 Juin - 19:54

[Fauteuil côté gauche]

Iago avançait donc à grand pas vers les fenêtres et faillit passer sans s'arrêter devant les trois hommes, lorsque son cerveau réalisa subitement que l'un d'eux était Cilio.
Il fit marche arrière, littéralement car il ne se retourna pas, mais marcha réellement à l'envers, un grand sourire étirant ses lèvres minces. Ce n'était pas à proprement parler un sourire méchant. Cependant il manquait tout à fait de bienveillance.


"Mais je ne me trompe pas… C'est bien notre poète attitré qui, phénomène surnaturel, tient une conversation… Vous ne vous êtes finalement pas noyé dans les eaux du canal..."

Toujours pas de bienveillance dans le ton, mais toujours pas de méchanceté. Iago ne faisait pas partie de ces personnes qui adoptaient autour du jeune poète une voix feutrée, un ton doux, des regards voilés, cultivant le vague et le flou comme pour ne pas blesser par les angles de la réalité celui qui semblait plané loin dans les hauteurs du rêve. Non, Iago ne cherchait jamais à tisser un peu plus le cocon protecteur qui entourait le jeune dell'Arbero.
Il ne prenait pas de précaution spéciale avec lui. Il savait que le poète risquait toujours de prendre plus à cœur ses paroles, mais il ne voyait pas là une raison suffisante pour qu'il dilue ses propos dans une eau sucrée. Il tranchait, avec lui comme avec les autres.

Et pourtant, cela n'empêchait pas une certaine affection, une certaine forme de respect, qui faisait que Iago était très heureux que le poète ne lui ait jamais demandé ce qu'il pensait de ses poèmes, parce qu'il n'avait pas spécialement envie de dire qu'il n'en pensait que très rarement du bien. Jusqu'à maintenant, il avait réussi à éviter toutes les récitations publiques, ou bien à se cacher dans un coin, se contentant de lever les yeux au ciel lorsque de vieilles bonnes femmes, croyant faire leur cour auprès d'Ugo, couvraient d'éloge les pièces souvent médiocres et d'un sentimentalisme de mauvais goût que déclamait le jeune poète.
Le pire était que Iago soupçonnait Cilio de ne pas être aussi mauvais poète que cela. Il se demandait même si Cilio ne gardait pas les meilleurs pour lui. Enfin, peu importait…

Avec une lueur amusée, son regard glissa sur le visage des deux autres hommes pour continuer avec désinvolture et rapidité.


"Vous avez, Messieurs, la chance immense d'être gratifié d'une parole rare. Monsieur dell'Arbero est généralement plus enclin à rêver parmi ceux dont son patronyme le rend proche qu'avec nous autres humains… Vous devez avoir des qualités bien peu communes dans nos salons pour que le jeune Cilio arbore une teinte de rouge sur les joues presque naturelles et ne cherche pas à disparaître dans l'ombre…"

Tout en parlant, Iago avait réussi à se faufiler avec aisance vers la fenêtre tout en se créant une place dans le petit groupe des trois hommes. Elégance des mouvements, brillance de la parole ironique mais teintée d'une touche chaleureuse qui pour une fois incitait les auditeurs à ne pas prendre ses paroles au sérieux, jeu de mot sur le nom "dell'Arbero" un peu facile mais acceptable par son caractère enlevé, moquerie affectueuse de Cilio qui (c'était connu de tous) rougissait pour un rien et avait tendance à se fondre dans les murs pour éviter les conversations qui lui déplaisait, le tout sur un ton badin, rapide et incisif… Sans vraiment s'en rendre compte, Iago était le portrait parfait du noble sans gêne que l'on ne peut s'empêcher d'admirer, parce qu'il est capable de faire tout cela avec une grâce improbable et un panache indéniable.

Seul ombre à ce tableau parfait : la manière qu'avait Iago de se tenir. Il s'était hissé sur l'assise de la fenêtre et regardait, un pied sur l'appui, un pied pendant dans le vide, l'ensemble de la salle avec un regard un peu perdu. Cela n'était absolument pas convenable.
Iago évidemment, s'en fichait éperdument. Il se contentait de vérifier que de là où il était, il avait une vue imprenable sur Elio et son oie blanche d'épouse.
Vérification faite, il reposa son regard sur les deux hommes encore inconnu de lui.


"Vraiment… félicitations…"

Ce regard-là était une seconde ombre, au tableau : c'était un regard honnête.
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Muzio Barrozi
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Muzio Barrozi


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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleSam 17 Juin - 0:15

Muzio embrassa d'un regard amusé le groupe qu'ils formaient tous les trois. Ils dépareillaient sans aucun doute dans la salle. Les marginaux, les bêtes curieuses qui semblaient n'avoir pas intégré l'esprit perfide de Venise... Gaetano Reverti, secrétaire particulier du Prince Elio. Noté.

Lorsque la conversation fit mine de plonger dans les banalités, Muzio se souvint brutalement que c'était lui qui avait proposé à Romana et à Lonza de prendre l'air... Et qu'il leur faussait compagnie depuis plusieurs minutes déjà. Il ressentit une vague confusion et s'apprêta à prendre congé - Dieu seul savait comment - des deux hommes.

C'est alors que quelqu'un fit irruption dans son champ de vision. Un grand pantin qui marchait à l'envers, un sourire énigmatique accroché aux lèvres. Muzio se demanda l'espace d'un instant pourquoi cet Arlequin ne daignait pas se retourner pour se diriger vers ses arrières... Mais la réponse ne se fit pas attendre: l'homme s'arrêtait à leur hauteur.

Le premier instant de surprise passé, Muzio sonda d'un oeil interrogateur ce drôle d'oiseau. Il avait l'impression de le connaître... Cette silhouette dégingandée, ces membres désarticulés... Ah oui, c'était l'homme qu'il avait repéré accoudé au fauteuil du Prince Elio lui-même. Apparemment sa nouvelle cible était Cilio.

Ayant eu le temps d'appréhender la personnalité sensible du jeune poète, Muzio ne douta pas du résultat du rapport de forces qui s'établissait... Le pantin prenait-il un malin plaisir à le faire rougir de plus belle ? Sans doute. Ses derniers mots avaient pourtant l'accent de la sincérité.

Arlequin avait de toute évidence un charisme hors du commun. Son inflexion de voix, ses gestes désinvoltes, son attitude sans-gêne... Tout un personnage. Ambigu. Très ambigu. D'emblée, Muzio sut qu'il ne saurait jamais le cerner.

Ce fut à cause de la dernière touche de la tirade qui sonnait juste que Muzio prit le parti de ne pas mal juger l'étranger tout de suite. Et puis parce que la personnalité enfouie dans ce corps étrange le passionnait déjà. Tout en sachant qu'il ne ferait pas le poids face à cet inconnu, le médecin résolut de prendre la parole. En fait, c'était aussi pour laisser la possibilité à Cilio d'encaisser...

Bien conscient de son incapacité à trouver les mots justes, Muzio recula d'un pas comme pour intégrer le nouveau venu au petit groupe. Il lança un sourire en direction de Cilio sans oser regarder le pauvre jeune homme qui, il le craignait, devait être écarlate, mais c'était Iago qu'il voyait.


« Je suis flatté, alors, d'avoir eu droit à une parole rare mais d'autant plus réfléchie. Et je la préfère mille fois aux paroles prolifiques et creuses. »

Il sourit aimablement.

Se présenter au pantin lui parut incongru. Aussi n'ouvrit-il plus la bouche, se contentant de l'observer, d'un oeil placide mais sagace.
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Gaetano
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleSam 17 Juin - 21:52

"Un an" Répondit Gaetano avant de s’interrompre à l’arrivée d’un hurluberlu à leurs côtés. Aussi rapide que l’éclair, ce dernier dégaina sa langue à l’attention de Cilio. Les yeux du Toscan cillèrent devant les propos acerbes qui étaient tenus sur un ton parfaitement courtois. Il ne s’y attendait pas. Gaetano avait beau être au service du Prince, il ne connaissait pas les anciens amis de celui-ci. Pas plus que ce dernier ne devait avoir entendu parler du nouveau secrétaire particulier d’Elio Adorasti.

Le triste sire s’adressa à eux. Enfin, c’est ce que Gaetano supposa. Comment pouvait-il parler du charmant poète avec ces paroles empreintes de mépris. Il en parlait comme un être timoré alors que Gaetano n’avait rien vu de tel chez Cilio. Son expression étonnée disparut, chassée par une colère teintée d’amertume. L’espace de quelques secondes, il avait oublié la gangue pourrie qui étreignait cette ville et ces habitants. Cet homme venait de le lui rappeler avec une élégance rare.

Ce plaisantin tellement à l’aise avec les règles mondaines le faisait sentir lourdaud, inadapté dans cette coquette salle de bal avec ses belles dames et ses arbustes. Les étudiants étaient des gens rustres. Malgré ses origines de noblaillon, Gaetano préférait rire, boire et étudier que d’échanger courbettes et bons mots avec les gens du Beau Monde comme disaient les français.

Muzio se chargea de défendre le poète en quelques mots habiles. Il avait beau être médecin, il se débrouillait bien dans ce jeu de fléchettes et de piques. Durant une brève et pourtant interminable seconde, Gaetano se surprit à l’envier. Il se reprit toutefois et se secoua mentalement pour chasser cette pensée. Non. Il n’avait pas envie de jouer les hypocrites. Tant pis pour le prince.


"Qui êtes-vous ?"

Contrairement au patricien, son ton était clairement hostile. Il ne voulait pas faire un concours d’amabilités trompeuses avec ce loustic. Il se retourna alors vers Cilio et reprit leur conversation là où il l’avait laissé quand l’hurluberlu était arrivé.

"Quand je ne suis pas Ca’Adorasti, je suis sur le continent la plupart du temps."

Il haussa les épaules avec une feinte nonchalance, toujours conscient de la présence de Iago.

"Les chevaux ont bien besoin d’exercices."
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Cilio de
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMar 20 Juin - 15:25

Un an. Peu de temps à vrai dire sur toute une vie, et pourtant assez pour apprendre à se protéger. En tout cas, Cilio l’espérait : même avec un échange si bref, Gaetano attirait sa sympathie. Avait-il le droit de protéger une personne à peine connue aux dépends de son Prince à qui il devait tant ? Qu’est-ce qu’aurait fait sa sœur, sa sœur si vive d’esprit, dans la même situation ?

Une gifle monumentale. Voilà ce qu’elle aurait fait. Elle lui aurait asséné une gifle monumentale.

Il lui sembla que le sort, dans son ironique ballet, avait entendu ses pensées lorsqu’un nouveau danseur prit place sur la scène. Et que ça tourne, et que ça virevolte, et que ça bouge sans porter la moindre attention au rythme ni à la musicalité du morceau. Avec une certaine grâce malgré tout, si ce n’est une grâce certaine, et Cilio qui s’appliquait tant à ne faire aucun faux pas encaissait tant bien que mal les piques du danseur fou…

Cela faisait mal, oui, même si Cilio commençait à se familiariser à Iago et à ses remarques débordante d’une vérité dure à avaler. Et pourtant, quelque part, ça faisait du bien. Cela rappelle qui l’on est. Et qui l’on n’est pas. Oui, Iago contribuait, sans le vouloir, à l’irrépressible repliement sur lui-même que Cilio se contentait de subir jour après jour. Il n’était après tout que cet être faible si bien décrit de cette bouche cassante, cet être qui ne parlait qu’aux arbres et aux nuages et qui vivait dans l’ombre de son entourage, à l’abri de ses mots. Voilà tout.

Le jeune poète se taisait, et si ses joues virèrent au pourpre il lui sembla que c’était parce qu’elles ne savaient rien faire d’autre ; il eut même un léger sourire lorsque Iago fit un jeu de mot avec son nom, et presque un air de reconnaissance envers cet homme qui l’avait ramené à la raison. Il fallait bien se résigner à n’être qu’un être fragile, qui ne pouvait rien pour contribuer au bonheur des autres sinon s’effacer toujours plus, jusqu’à disparaître totalement.

Probablement était-ce elle qui lui brûlait les joues. La honte d’avoir pu croire un instant qu’il serait capable de susciter un quelconque intérêt. Au moins, dans ce rôle, il se sentait en sécurité. Cilio n’avait pas même pris la peine d’imaginer que Iago ne pouvait faire là que des boutades destinées à le provoquer…En quelques phrases bien senties, il avait simplement réglé tous ses cas de conscience . Ne pas prendre part au conflit. Regarder, observer, s’ émouvoir, mais demeurer passif. De toutes les manières, il était et resterait toujours impuissant.

Pourtant, il y avait bien cette petite voix dans sa tête… « Tu vas te laisser marcher les pieds comme ça, sans rien dire ? Tu es peut-être timide, mais regarde ! Deux hommes t’entourent et apprécient ta compagnie, tout à l’heure deux femmes étaient à leur place… ». Bah. Ils vivraient tout aussi bien sans lui. « Tu vas laisser cet homme détruire en trois mots tout ce que tu as commencé à construire ? ». Et Luigi…Lui seul aurait peut-être pu le comprendre. Il n’était plus là. « Il a tort, tu sais ? Tu es quelqu’un de bien, Cilio Dell’Arbero… ». La petite voix s’enrayait. Cilio aurait pu rire à ses dernières paroles tant elles lui paraissaient ridicules. Mais le rire aussi s’enrayait dans sa gorge.

Gaetano parla. Il demanda tout d’abord à l’homme de décliner son identité, visiblement hostile à ce nouvel arrivant. Il faut dire que Iago n’avait rien d’engageant à première vue. Il fascinait, mais bien souvent il dérangeait plus qu’il ne suscitait la sympathie. Puis il se retourna vers Cilio pour terminer sa réponse. Le jeune homme l’entendit, mais sans réellement l’écouter; il répondit d'un simple hochement de tête. Peu lui importait à présent. Il n’avait qu’à se taire, et attendre que l’on oublie sa présence pour s’éclipser et pourquoi pas, comme l’avait si bien proposé Iago, aller se noyer dans les eaux du canal.
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Iago degli Albizzi
Gentilhomme - Ca'Grazziano
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMer 21 Juin - 12:47

Iago écouta, la tête légèrement penchée sur le côté, le regard attentif, le premier homme lui adresser la parole. Le ton calme, le sourire aimable… et le regard si spécial de ceux qui ont l'habitude de regarder vraiment.
Cet homme-là lui plaisait. Il avait une simplicité droite et précise que Iago regrettait souvent de ne pas avoir. Iago le gratifia d'un grand sourire qui apparaissait presque tranchant par sa brutale franchise.


"Eh… mais c'est que voilà enfin un homme avec une tête bien faite. C'est un credo qui vous fait honneur, Monsieur le Médecin…"

Iago avait jeté le "Monsieur le Médecin" avec un air gouailleur et un petit signe de la main comme s'il soulevait son chapeau (qu'il n'avait plus depuis qu'il l'avait jeté dans la cheminé d'ailleurs) en signe de respect.
Il n'avait en fait aucune idée de la profession de l'homme en face de lui. Mais ce personnage avait un regard objectif et pourtant presque inquisiteur, et surtout autour de lui une odeur apaisante de plantes qui lui faisait penser à celle qui entoure les médecins et les guérisseuses de village.
Cela l'avait décidé à l'appeler "Monsieur le Médecin". Si l'homme lui disait qu'il n'était pas médecin, mais agriculteur, cela ne changerait rien dans son esprit. Désormais, il l'appellerait "Monsieur le Médecin", que cela plaise à son interlocuteur ou non…

Il n'eut pas le temps de continuer un éloge de l'homme à l'odeur de plante médicinal, que l'autre homme, celui à l'air plus compassé, lui lançait un "qui êtes-vous" fort peu engageant.
Iago tourna vaguement le regard vers lui alors que son sourire se faisait nettement plus ironique. Il s'amusait toujours beaucoup de voir qu'une parole de lui (il avait à peine prononcé quatre phrases…) suffisait à déclencher des réactions épidermiques violentes. Il ne connaissait cet homme que depuis quelques secondes, et déjà celui-ci semblait le détester avec une violence digne d'une haine séculaire…
C'était selon Iago profondément cocasse.

Sans paraître le moins du monde perturbé par le caractère agressif du ton (il avait l'habitude…) Iago avait répondu d'un ton légèrement rêveur mais surtout ironique :


"Qui suis-je ? si je le savais, Monsieur, je me ferais une joie de vous le dire…"

Il avait laissé ses paroles glisser doucement. Il trouvait qu'il n'y avait rien de plus ridicule que cette question "qui êtes-vous ?" comme si on pouvait se définir en quelques mots… Il écouta vaguement la suite des paroles de l'homme qui parlait de monter à cheval. Visiblement c'était un domestique. Vu la légère tache d'encre à son doigt, c'était sans doute un homme de plume. Peut-être un intendant ? Pourquoi Elio s'encombrerait-il d'un personnage pareil alors qu'il avait un Dellaporta ? Il devait avoir ses raisons, sans doute…

Iago arrêta brusquement ses réflexions pour revenir sur Gaetano, un air encore plus ironique sur le visage, coupant toutes réponses qu'aurait pu faire Cilio.


"Oh ! mais par "qui êtes-vous" vous vouliez me demander mon nom et ma parenté, c'est ça ? Je vois… attaché aux traditions généalogistes… Si cela peut vous faire plaisir…
Vous avez devant vous Iago degli Albizzi, fils de Francesco degli Albizzi, de l'illustre famille des Albizzi, ayant gouverné Florence avant d'être mis à la porte par les Médicis, fournisseuse de maîtresses pour les cardinaux et les Médicis, comportant un ancêtre décapité pour corruption et complot contre l'état, un autre qui compte parmi les plus grands adversaires de Galilée et de sa théorie, un autre torturé et pendu pour avoir tué son frère pour lui voler sa femme, et deux tyrans sanguinaires."

Il disait tout cela avait une verve rapide, musicale et pourtant cassante. Il gardait les yeux, brûlants d'ironie, fixés sur Gaetano.
Iago détestait la manie qu'avaient toutes les grandes familles de faire valoir leurs ancêtres valeureux. Combien de fois avait-il entendu parler dans sa famille de Giovanna qui avait servi de muse à Botticelli, de Francesco qui avait été l'ami cher de Pétrarque, et de Piero sage et aimé dirigeant de Florence…
Cela le dégoûtait.
Bien sûr une arrière partie de lui-même lui disait que faire l'éloge de ses ancêtres monstrueux ne valaient pas beaucoup mieux. Mais au moins, c'était un coup de pied donné aux conventions sociales. C'était faire partir dans les flammes de l'ironie l'engouement stupide pour la généalogie illustre.

Iago s'amusait beaucoup trop à déchirer sur place ce genre d'absurdité pour s'arrêter là, et comme souvent, il avait un débit de parole bien trop rapide pour laisser le temps à quiconque de prendre la parole.
Toujours assis sur le rebord de la fenêtre, il se pencha un peu en avant vers le jeune homme, et continua sur le ton de la confidence, mais sans baisser le moins du monde la voix, et avec un ton d'ironie sardonique qui montrait qu'il n'essayait de tromper personne, et qu'il ne s'agissait pas du tout d'une confidence.


"C'est pour cela que je suis allé en prison."

Il haussa brièvement un sourcil, d'un air à la fois suspicieux et je-sais-tout, les lèvres pincées et les yeux plissés, brillante et comique imitation des mégères qui cherchent à expliquer pourquoi le petit enfant a mal tourné, et lâcha le dernier mot avec le même ton que ces commères auraient utilisé, comme s'il s'agissait de la clé qui expliquait tout :

"L'hérédité… C'est dans le sang…"

En disant cela, il leva la main son visage et tira sur sa joue, comme pour donner la preuve de ce qu'il disait, avant de la relâcher dans un bruit mat de chaire.

Son visage avait peu à peu repris son air carnassier, ses digues intérieures s'étaient rompues quelque part dans son discours, et il sentait la jouissance rageuse de la détestation battre dans ses veines et dans sa joue meurtrie qui devait rougir sous le traitement agressif qu'il venait de lui faire subir.
Iago avec un petit rire grinçant se laissa glisser de nouveau en arrière, dos contre le montant de la fenêtre.


"Vraiment vous…"

Nul doute que Gaetano n'aurait pas apprécié les paroles que Iago allait proférer. Mais Iago s'arrêta brusquement en voyant que Cilio n'avait toujours pas réagit et qu'il commençait même à se retirer de nouveau quelque part, très loin, dans un mutisme sinistre : Il avait un air de chien battu qui n'a plus qu'à aller mourir dans un coin.

C'était ce qui irritait le plus Iago chez Cilio. Cette façon de ne jamais réagir, de toujours se laisser pousser. Cilio était comme un escargot : dès que l'on touche ses cornes, l'escargot se replie dans sa coquille. Iago avait, dans ces cas-là, envie de casser la coquille pour forcer l'escargot à sortir. Seulement, il y avait un inconvénient : l'escargot, sans coquille, mourrait.

C'est cette comparaison qui retint Iago de proposer à Cilio une corde pour aller se pendre, car c'était la seule chose qui manquait à son air sinistre. Il était capable de le faire pour de vrai, l'idiot...
Ça et le fait qu'il pensait l'avoir déjà dit au moins une dizaine de fois, et que même les meilleurs choses ne devaient pas être répétées trop souvent.


"Je crois que je suis en train de rêver…"

Iago regardait Cilio avec un air un peu calculateur et se tourna vers "Monsieur le Médecin" qui semblait être le seul de l'assistance à assez d'intelligence pour l'avoir compris du premier coup, pour le prendre à témoin.

"Je viens de faire un compliment à Monsieur Cilio, et Monsieur Cilio n'est pas fichu de le comprendre…"

Il reporta son regard agacé et bizarrement presque embarrassé sur Cilio.

"Tu n'attends tout de même pas que je te l'apporte avec un bouquet de fleurs comme Matteo, non ?
Soupire dramatique de la part de Iago, devant la pensée que, si, sans doute, Cilio attendait un bouquet de fleurs pour comprendre qu'il s'agissait d'un compliment.
Apprenez donc, Monsieur Cilio, que lorsque je dis "vous avez la chance immense d'être gratifié d'une parole rare" cela veut dire que je considère que vos propos ont de l'intérêt. Oh et puis… tu n'imagines tout de même pas que je me fatiguerais à t'adresser la parole si je pensais que tes discours n'ont aucun intérêt, n'est-ce pas ?"

Sans s'en rendre vraiment compte, Iago avait pris un ton bourru, celui qu'il avait lorsqu'il était profondément embarrassé par ce qu'il appelait sa "gentillesse". Il n'avait aucune raison de s'expliquer. Normalement, toute personne incapable de le comprendre n'était dans son esprit, pas assez intéressant pour qu'il se fatigue à justifier ses propos.
La seule excuse qu'il pouvait se donner pour tenter de faire ressurgir un Cilio qui ressemble moins à un animal battu, était que, s'il aimait penser que tous les hommes devaient être supprimer de la surface terrestre, il n'aimait pas que les autres s'y précipitent sans son aide.
Mais il savait bien que c'était là une fausse excuse, et que demain, il regretterait beaucoup son geste et que Cilio aurait tout intérêt à l'éviter sous peine de se voir assassiner de paroles peu amènes.


"Maintenant, vous allez me faire le plaisir de cesser vos jérémiades intérieures qui, je n'en doute pas, doivent être sans fin, et cessez d'avoir l'orgueil de penser que vous êtes le seul à ne pas être intéressant.
Vous allez faire honneur à votre esprit qui, je n'en doute pas non plus (ou si peu) doit vous permettre d'être un peu mieux qu'une tapisserie, ou qu'un de ses arbres décorés avec un goût douteux par une jeune servante qui m'a donné une gifle ce matin-même. Ne m'offensez pas en tentant de ressembler à ses objets infâmes porteurs de douloureux souvenirs pour moi…

Et si vous ne le faites pas, c'est que ma présence vous gêne, ou que vous pensez, vous, que je ne mérite pas d'entendre vos paroles, et dans ce cas, je sauterai par la fenêtre."

En disant cela, Iago ouvrit la fenêtre et vérifia que l'on n'était pas au premier étage mais bien au rez-de-chaussée. Il y avait un certain dénivelé à cause de la terrasse, mais tout allait bien, la fenêtre donnait sur le jardin, il n'y avait qu'à peu près deux mètres entre le rebord de la fenêtre et le sol.
Iago aperçut un peu plus loin la courtisane avec l'ami d'Elio sur la terrasse, et se prit à souhaiter que Matteo n'ait jamais vent de son comportement présent. Il l'entendait d'ici "Monsieur degli Albizzi a un cœur d'or sous ses dehors un peu sauvages… il a été jusqu'à faire l'amuseur public pour tenter de dérider notre délicieux petit poète…"

Vu ainsi, cela devenait franchement répugnant. Iago en souhaita presque que Cilio, fidèle à son habitude, ne fasse que se renfermer un peu plus dans sa coquille, pour avoir une bonne excuse pour fuir dans le jardin…
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Muzio Barrozi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMer 21 Juin - 16:54

Contrairement à ce qu'il avait imaginé, le pantin se montra attentif à ce qu'il disait, lui, Muzio. Réceptif, même. Le sourire qui lui fut adressé par la suite rayonnait de sincérité, et le médecin se trouva presque décontenancé de ne pas le voir teinté de mépris.

Les paroles qui suivaient lui plurent moins. La moquerie s'y percevait trop. Néanmoins, et avec le recul qui lui était propre, Muzio avait l'impression que, pour une fois, le fond prédominait sur la forme. L'homme qui lui faisait face avait comme peur de la simplicité: pourquoi accorder ses pensées, ses gestes et ses paroles, puisque l'on pouvait jouer de leurs oppositions ? Le médecin ne répondit pas par un sourire à ce semblant de compliment, mais eut un bref signe de tête comme pour signifier qu'il avait reçu le message.

En tout cas, le pantin semblait bien informé: il l'avait appelé "monsieur le médecin", et même si cela sonnait un peu campagnard par rapport à celui qui la prononçait, la dénomination était juste.

C'est alors que Reverti intervint, sans vaine parole pour ainsi parler. De toute évidence, il avait pris le calme de Muzio pour de l'hypocrisie, et s'efforçait de trancher avec une sobriété louable. Le médecin ne fit qu'observer Iago tandis qu'il répondait, fasciné par le personnage.

Iago degli Albizzi, fils de Francesco degli Albizzi et cetera et cetera, avait un véritable don. Don pour monopoliser la parole, don pour accrocher le regard, don pour se mouvoir, don pour retenir l'attention de son auditoire, don pour enterrer quiconque d'une parole, d'un regard, don pour... s'arrêter net ? Alors que l'insulte n'allait pas tarder, degli Albizzi s'arrêta net, à la grande surprise de Muzio qui ne lui aurait pas prêté tant de délicatesse.

Mais le sieur paraissait à présent embêté en regardant Cilio. A son tour, Muzio se tourna vers le poète et ce qu'il vit lui fit mal au coeur. Rouge, oui, mais livide en même temps. Ce n'était pas la timidité ou la modestie, c'était... la fin. Ce regard, Muzio l'avait vu, déjà. Plus que de l'abattement, plus que de la dépression, c'était de la détresse, du dégoût, de la désespérance. Cilio était tombé au fond du gouffre.

Muzio alors fut pris de colère contre Iago qui avait sapé la vie chez le délicat poète, et il se tourna vers lui les mâchoires serrées, les sourcils tendus. Toutefois Iago semblait avoir pris conscience du désastre qu'il avait engendré, et il tentait de se rattraper... à sa manière. Même si, évidemment, sa manière n'était pas vraiment celle que le médecin aurait préconisé, elle confirmait sa première impression: celle d'un Iago racorni, mais pas foncièrement mauvais.

Lorsque le-dit racorni, après avoir menacé de sauter par la fenêtre, alla vérifier à quelle hauteur se trouvait celle-ci, Muzio eut même envie de rire. Évidemment, il se retint. Et lorsque Iago se retourna vers eux, il s'en félicita. Vu son air farouche, il regrettait déjà sa faiblesse. Faiblesse à ses yeux, du moins.

Puisque Iago l'avait pris à témoin, Muzio se sentit le droit de glisser quelques mots sans sembler importun. Il se détourna de son sujet d'étude passionnant pour se tourner vers Cilio, et il posa une main légère sur le bras du poète. Lorsqu'il parla, ce fut d'une voix gentiment réprobatrice.


« C'est ainsi que j'ai interprété les paroles de Monsieur degli Albizzi. Et je croyais vous avoir fait comprendre moi aussi que votre compagnie n'a rien de fade ni d'inintéressant. »
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Gaetano
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleJeu 29 Juin - 18:10

Ce fut avec consternation que Gaetano constata qu’il avait parlé dans le vide. Ses mots n’avaient pas réussi à détourner l’attention du poète. Non. L’hurluberlu avait gagné. Bravo monsieur. Cilio n’a d’oreilles que pour vous et vous l’avez atteint en plein cœur. Intelligent… A trop jouer aux fléchettes, on finissait par atteindre son but. Mis à part un sourire absent, Cilio n’avait sans doute plus rien à lui dire. Gaetano jura – entre ses dents et discrètement – mais il s’agissait tout de même d’un juron.

Ses joues avaient rougi mais pour une toute autre raison que celles du pauvre poète. De noisette, ses prunelles avaient virées au noir le plus profond. Gaetano n’avait pas un caractère mesuré, il n’était pas enclin aux compromis, aux faux-semblants. Si cela avait été le cas, il ne se serait pas retrouvé à Venise. Quand la colère bouillonnait dans ses veines, il se faisait un devoir de la contenir mais il ne pouvait empêcher son corps de manifester un certain émoi. La seule chose qu’il s’autorisa fut de planter fermement son regard dans les yeux moqueurs du dénommé Iago degli Albizzi.

Quand celui-ci récita sa glorieuse généalogie, Gaetano fut totalement déconcerté. Sa colère s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue – ou plutôt, il la rangea pour la manifester en un moment plus propice – et un de ses sourcils se leva, bientôt rejoint par l’autre, révélant à n’importe quel homme un tant soit peu doué pour lire les émotions de ses semblables qu’il avait été déstabilisé par la diatribe à laquelle il faisait face.

L’homme se moquait de lui. Cela ne pouvait qu’être ça. Dieu qu’il était exaspérant. Peut-être était-ce ça, le sens de l’humour que les vénitiens appréciaient. La dérision. L’autodérision ou la dérision des personnages plus faibles, moins armés pour se défendre. Gaetano se mordit la langue, s’obligeant à détacher les yeux du bonhomme et à reprendre contenance. Il avait beau apprécier Cilio, il n’était pas encore assez masochiste que pour proposer ses services en tant que tête de turc de remplacement.

Ce ne fut que de peu qu’il échappa à la diatribe que Iago s’apprêta à lancer contre lui. Maudit courtisan. Ce n’était que maintenant qu’il s’apercevait de l’état de Cilio. Bougre d’idiot qui se croyait intelligent, étalant son esprit tel de la confiture à la face de chacun de ses interlocuteurs sans faire l’effort de ménager un tant soit peu leurs sentiments. Ce qui n’était pas de l’hypocrisie mais tout simplement de la civilité. Etonnamment, plus on montait dans les différentes couches sociales, plus cette notion toute simple semblait échapper à la majorité.

Voilà que Iago tentait d’ôter la fléchette qu’il avait figée trop loin, trop bien au milieu de sa cible. Quand on s’appliquait à descendre quelqu’un il ne fallait pas s’attendre à ce que ce dernier le prenne bien… C’aurait été le comble. Enfin… Gaetano n’avait plus qu’à espérer qu’il réparerait un peu le mal qu’il avait fait.

Lui-même se sentait de trop. L’assassin tentait de ressusciter sa victime mais – à part le Christ – qui avait réussi à revenir d’entre les morts ? Peut-être Muzio y réussirait-il. Lui-même n’était d’aucune aide. Et à cause de sa susceptibilité naturelle, il risquait encore de proférer une remarque aussi discourtoise que malvenue quant à l’attitude de Iago. Il préféra donc s’éloigner discrètement. De toute façon les trois protagonistes ne le regardaient plus en cet instant. Iago était obnubilé par Cilio. Muzio était attentif aux deux. Quant à Cilio, et bien Cilio… Il était le cœur du problème.

Deux pas en arrière, un volte-face tout en douceur et il avait disparu de la scène.


[Appartements de Gaetano]


Dernière édition par le Mar 31 Oct - 23:22, édité 1 fois
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Cilio de
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMer 5 Juil - 15:33

Une lassitude. Une profonde lassitude. Se battre, toujours se battre… Il aurait été tellement simple de se moquer totalement du monde extérieur, comme il avait si bien commencé à le faire. Comme le faisait si bien cet homme, Iago Degli Albizzi. Cilio l’admirait et le plaignait à la fois. C’est en observant Iago qu’il comprit le gouffre intérieur qui habitait ce personnage, et qu’il tentait de combler par un intarissable flot de paroles et de gestes, monopolisa ainsi l’attention de ceux avec qui il semblait avoir, depuis longtemps, perdu tout contact. Cilio se rendit compte de sa propre dépendance des autres. Son gouffre à lui se nourrissait de leur présence et de leur vie, de tout ce qui l’entourait et qui provoquait en lui toutes ces émotions si étouffantes et pourtant essentielles à sa survie.

Cilio entendit Iago plus qu’il ne l’écouta. Le sens des mots était ambigu avec lui, aussi le jeune poète préféra porter son attention sur les nuances fragiles des émotions qui perçaient dans sa voix. Il voulait croire que tout n’était pas perdu pour cet homme, et ce qu’il entendit le rassura. Une légère irritation, tout d’abord. Puis ce ton bourru…Iago s’efforçait, au vu de la réaction de Cilio face à ses précédentes paroles, de rattraper son indélicatesse. En temps normal, Cilio s’en serait voulu d’avoir causé du souci à son entourage, mais là, il était heureux si cela avait pu raccrocher un tant soit peu Iago au genre humain, dans un sentiment bien différent du dégoût. A vrai dire, c’était à présent le poète qui compatissait avec cet homme.

« Tu n’as pas le droit de te laisser abattre. Tu vis, Cilio. Tant qu’on a le privilège de vivre, on doit se battre. »

*Rissa… Pour toi, je vivrai, petite sœur, pour toi que l’on a privé des richesses de la vie. Je vivrai pour deux. Je vivrai pour tous ceux qui n’ont pas eu cette chance. *

Il était temps de se reconnecter avec la réalité. Une bonne gifle mentale ne faisait jamais de mal. Allez, Cilio. Arrête de te morfondre, maintenant, et vis.

S’apercevant que son interlocuteur était assis sur le rebord de la fenêtre, testant du regard la hauteur du sol, les dernières paroles d’Iago prirent soudain un sens dans l’esprit de Cilio. Sauter par la fenêtre, si sa présence le gêne ou s’il ne mérite pas d’entendre ses paroles ?


« … »

Le jeune poète avait ouvert la bouche pour s’opposer à cette idée saugrenue, mais c’est alors qu’il avait senti une main se poser délicatement sur son bras. Son regard bleu rencontra les yeux doux et réprobateurs du médecin, à qui il adressa une moue à la fois fautive et pleine de reconnaissance. Aller se noyer dans les eaux du canal…

*Décidément, mon pauvre Cilio, tu n’en loupes pas une… *


« Ce serait donner trop d’importance à un être tel que m… Non, ce serait irréfléchi, Signor Delgi Albizzi. Mes paroles appartiennent à tous ceux souhaitent les écouter. Et votre présence… ne me gêne absolument pas. »

Le ton de la voix était loin d’être assurée, comme pas tout à fait revenue d’un voyage un peu trop lointain. La mélancolie s’y lisait toujours, bien que moins désespérée, plus habituelle peut-être… L’ombre d’un sourire avait effleuré son visage tandis qu’il parlait, comme pour répondre à l’humour certes un peu étrange, mais au moins sincère, d’Iago Degli Albizzi.

En revanche, si la présence d’Iago n’importunait pas Cilio, il semblait qu’il n’en était pas de même pour tout le monde. Les yeux de Cilio se posèrent sur le jeune secrétaire du prince Adorasti et ce qu’il vit l’inquiéta. Lui, enfermé dans ses lamentations, n’avait même pas su percevoir l’irritation, voire la fureur qu’avait entraîné l’intervention bien peu diplomate d’Iago. Cilio n’avait même pas daigné lui répondre lorsqu’il avait tenté de continuer leur conversation malgré la présence imposante du signor Degli Albizzi. Et lorsqu’il le vit tourner les talons, il se sentit pris d’un tel remords qu’il ne put s’empêcher de partir à sa suite, dans l’espoir de se faire excuser. Et parce qu’il n’avait pas envie de perdre déjà de vue cet homme qui semblait si agréable… Il aurait l’occasion de revoir le médecin, il le savait. Et celui-ci serait en… fort intéressante compagnie avec Iago.


« Messieurs, je vous prie de me pardonner pour tout… Ce serait un grand plaisir de pouvoir à nouveau discuter avec vous. J’espère que ce sera le plus tôt possible. »

Il ne prit pas la peine d’expliquer son départ précipité. Il savait que ces hommes étaient intelligents, et qu’ils comprendraient. De toutes façons, il n’avait pas le cœur à partir dans des justifications boiteuses. Ses émotions le guidaient, comme d’habitude. Il avait pris, ce soir, la résolution de les suivre, quoi qu’il en coûte.

[Sans doute là où ira Gaetano… ]
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Iago degli Albizzi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMer 5 Juil - 20:11

On avait raconté à Iago, quand il était petit, l'histoire d'une petite fille, maudite par les fées, et qui était obligée de voir pourrir tout ce qu'elle touchait. Elle marchait et l'herbe mourait, elle touchait les fleurs, et les fleurs fanaient, la nourriture se transformait en cendre et les objets en poussière.
Iago s'était brusquement souvenu de ce conte en regardant le trio, serein et paisible avant son arrivé, se transformer en marée houleuse, trois chétifs navires bringuebalé par un maelström de sentiments contradictoires et de confusion. Il avait décidément une touche particulière dans les relations entre les humains…

Il eut un sourire amusé en imaginant ce qui se passerait s'il se mettait à traverser la salle en touchant tout le monde et en répétant à chaque fois : "tu es pourriture et tu retourneras à la pourriture"… Sans doute que ses paroles susciteraient comme d'habitude peur, colère et confusion.
Et puis ils fuiraient, tous.

Comme le jeune homme, là, dont il ne savait toujours pas le nom d'ailleurs. Iago le regarda, alors qu'il s'en allait discrètement, toujours avec un sourire en coin. Il se mit à siffloter un air qui ressemblait fortement à une comptine française "il court, il court, le furet…"
Puis ce fut le tour de Cilio de se lancer à la poursuite de l'autre homme. Iago, là encore, ne prononça pas de parole intelligible, mais se contenta de hocher la tête, avec un air vaguement blasé, et de murmurer deux vers en français.


"Fuyez, fuyez, mon fils, le monde et ses amorces :
Il est plein de danger qui surpasse vos forces…"

Il eut un petit rire ironique qui s'adressait à personne en particulier, et se livra à un exercice d'acrobatie qui consistait à rester assis sur l'assise de la fenêtre, mais de manière à faire face à son désormais unique interlocuteur et à avoir une jambe pendant côté pièce, une autre côté jardin.
Confortablement installé, il regarda "Monsieur le Médecin". Il n'avait pas protesté à ce nom, ce qui laissait supposer (vu la réputation généralement mauvaise faite à cette profession) qu'il était membre de l'éminente corporation.


"Et bien, Monsieur le Médecin… Un alchimiste de ma connaissance m'a parlé de l'action de certains produits sur d'autres qui les transforment complètement. La soude sur l'huile d'olive par exemple, fait le savon. Je commence à penser que j'ai un peu cet effet là sur les gens."

Il haussa un sourcil amusé et prit le ton des bonimenteurs de foire pour lancer son slogan, avant de reprendre un ton normal.

" "Quelques cuillérées de Iago degli Albizzi et vous devenez non-comestible !" Je devrais me vendre en bouteille peut-être… Ils se mettent en colère, ils s'indignent ou se dandinent, d'un pied sur l'autre, c'est la danse des damnés de Dante. L'incapacité de se décider…"

Il reporta son attention qui avait un instant dérivé sur la marée humaine dans laquelle il distinguait à peine quelques figures connues vers le médecin.

"Et vous, qu'allez-vous faire, Monsieur le Médecin ? allez-vous fuir ou allez-vous rester ? Peur ou curiosité ? Je pense que vous allez rester. Je pense que vous êtes assez intelligent pour rester. Et peut-être trop curieux aussi pour partir.
Je me demande où vous en êtes…
A mon avis, vous avez fini depuis longtemps le "c'est un homme extraordinaire". Sans doute aussi le "c'est un homme méchant".
J'espère que vous n'avez jamais approché le "c'est un homme un peu aigre, mais derrière ses aspects revêches, il est humain", pire encore, le "le pauvre, il doit souffrire". J'ai reçu ma dose de pitié et de plaintes pour aujourd'hui, plus risquerait de me faire mourir de rire devant l'ironie de la situation.
Non, vous devez en être à "c'est un personnage bizarre", peut-être plus loin encore ?"

Iago regardait Muzio la tête penchée, avec un air de curiosité amusée. Il n'avait que deux occupations dans ses journées : la lecture et la discussion dans les salons. Cela avait fini par lui donner une certaine assurance dans la lecture des caractères des personnes qui lui faisaient face. Cela, et le fait qu'il trouvait les hommes de toutes les façons très prévisibles.
Il agita vaguement la main et se mit à regarder le jardin.


"Enfin… quand vous aurez décidé de ne plus chercher à m'accrocher une étiquette autre que celle, justifiée, de "otiosissimus", prévenez-moi, nous pourrons commencer une vraie conversation…"

Il tourna rapidement son visage vers le médecin et lui dédia un grand sourire pour une fois dénué de toute ironie.

"Je vous fais confiance. Je pense que ça va être rapide."
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Muzio Barrozi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMer 5 Juil - 23:33

Reverti s'éloigna. Cilio le suivit.

Décontenancé, Muzio les regarda se perdre dans la foule, jeunes, fragiles. En reportant les yeux vers la fenêtre, il prit conscience qu'il ne restait plus que lui face au descendant d'il ne savait plus combien de tyrans, face à cet homme insaisissable qu'il avait d'ores et déjà renoncé à classer. Tout un programme...

La langue sportive de Iago les dispensa d'un silence. Elle s'employa à évoquer l'effet degli Albizzi sur les populations. Muzio devait reconnaître qu'il y avait du vrai dans ces paroles. Toutefois, la comparaison avec la soude et l'huile d'olive pouvait être poussée. Inutile de se demander qui était la soude, qui l'huile d'olive... Muzio eut un sourire serein et un ton égal, presque rêveur, pour annoncer:


« Connaissez-vous les particularités étonnantes des produits que vous citez ? L'huile d'olive, par exemple, contrairement aux croyances de la plupart de nos ménagères, ne se bonifie jamais en vieillissant. Tout au plus certains défauts trop criants s'atténuent-ils un peu avec l'âge... Par ailleurs, elle capte toutes les odeurs qu'elle rencontre, elle se modèle à leur image. La soude, quant à elle, réagit violemment lorsqu'elle est au contact de l'eau; comme un rejet envers la pureté... Étrange, n'est-ce pas ? »

Une telle tirade était tout à fait inhabituelle pour lui. Son caractère était plus enclin à l'écoute; généralement, il recueillait les paroles plutôt qu'il ne les prononçait. Pourquoi en aurait-il été autrement face à Iago ?

Celui-ci d'ailleurs se lança dans une analyse mêlant leurs deux personnalités. L'intelligence se percevait aisément à travers la lucidité dont il faisait preuve. Les impressions qu'il engendrait chez les gens lui étaient parfaitement familières. Jouait-il à "et toi, sauras-tu me cerner ?" avec tous ceux qu'il rencontrait ? Sans doute. Mais Muzio préférait ne pas s'aventurer dans ce jeu dont il n'avait compris ni les règles, ni les stratégies menant à la victoire.

Sans doute était-ce un personnage bizarre. Mais le terme était fade. Fallait-il s'avouer vaincu ? Iago lui donna lui-même la conduite à suivre. Lorsqu'il se tut enfin, il y eut un moment de silence pendant lequel Muzio l'observa, faisant planer au-dessus de sa tête le nom barbare qu'il s'était attribué. Otiosissimus. Seulement ? C'était un peu incomplet. Mais Muzio accepta de s'en contenter pour la suite - du moins à court terme -.

Comme il se sentait un peu gauche en restant debout près de son arbre abîmé, face à la nonchalance confortable du pantin -pardon, de l'otiosissimus -, le médecin résolut de faire jouer le naturel et vint s'accouder au rebord de la fenêtre. Alors seulement, il adressa un sourire à Iago et déclara:


« Je suis prêt. »

C'était vrai.

Restait maintenant à entamer "une vraie conversation". Qu'est-ce qui pouvait avoir l'honneur d'être classé comme tel par ce drôle d'oise... par un otiosissimus ? D'une part Muzio n'en avait strictement aucune idée, d'autre part il n'était pas spécialement prolixe.

"Je suis prêt". Ces trois mots résumaient tout un aspect de son caractère.

Alors, tout simplement, Muzio attendit. C'était lui, tranquille, offert, prêt. A prendre, comme tel, ou à laisser. Il était plus solide que Cilio.
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Iago degli Albizzi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleMer 12 Juil - 20:43

Pour l'instable Iago, le médecin à l'odeur végétal avait, rien que par sa présence, une grande vertu calmante. Il était balayé subitement, le dégoût qui l'avait repris en discutant avec les deux autres. Balayé aussi l'envie de mettre tout le monde à la porte.
Avec trois mots, "je suis prêt", le médecin venait de créer un espace dégagé, neutre, où Iago n'avait pas besoin de se protéger de la bêtise humaine. Il ne la rencontrerait pas sous la forme abjecte et despotique de l'opinion bornée.

Bien sûr, cela ne voulait pas dire que le médecin n'allait pas être capable lui aussi des pires imbécillités, ou de présenter subitement un abîme de pensées minables. Mais au moins, cela serait discutable. Peut-être. Avec de la chance.

"Je suis prêt". C'était attentif, complètement attentif et consacré à l'instant. C'était cela qui était nécessaire à une conversation. Cela qu'était capable de fournir ce médecin, même si, sans doute, il n'avait pas encore tout compris. Il semblait sur ses gardes. Sans doute croyait-il qu'il s'agissait d'une joute verbale. C'était idiot. Mais enfin. Il finirait par comprendre. Peut-être. Avec de la chance.

Iago laissa le silence s'installer, autant qu'un silence pouvait exister parmi le brouhaha de la fête. Il repensait à la reprise de sa comparaison par le médecin. C'était fin, mais faux. En grande partie du moins.
Ses doigts traçaient des petits carrés sur le bord de la fenêtre. Finalement, il prit la parole, d'un ton relativement neutre au début et de plus en plus rapide et amusé au fur et à mesure qu'il parlait.


"Vous savez…. Il ne faut pas trop prolonger les comparaisons… Cela pousse à raisonner par la ressemblance. Il n'y a rien de plus stérile qu'un tel raisonnement.
Raisonner par la similitude, c'est simplifier, ramener à ce que l'on connaît. C'est appauvrire. C'est le propre de l'idiotie, du manque de curiosité, de la satisfaction dans le peu et la bassesse.
C'est infect.
Il faut toujours raisonner par la différence. Faire exploser les gangues et les habitudes afin de voir le vrai.
Si vous prenez une colline et une crevasse, et que vous raisonnez par la ressemblance, vous finirez par dire que c'est presque la même chose qu'un plat. Si vous raisonnez par la différence, alors vous transformerez la colline en montagne et la crevasse en abîme et vous toucherez le propre de ces deux éléments."

Iago avait laissé ses mains parler en même temps que lui, montant et descendant au gré des collines et crevasses, montagnes et abîmes qui peuplaient son discours. Il haussa les épaules.

"Enfin…"

Il reporta son regard soudain attentif et amusé sur l'homme à côté de lui.

"Ainsi, vous êtes réellement médecin ? Pourquoi diable vouloir être médecin… Votre père l'était peut-être ?"
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Muzio Barrozi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleJeu 13 Juil - 16:26

Muzio avait écouté avec attention l'attaque menée par Iago contre les comparaisons. Le fait-même que celui-ci parlât semblait prouver qu'il ne le méprisait pas trop... Par ailleurs, son raisonnement était tout à fait cohérent, et intelligent. Le médecin savait par exemple que chaque malade était un cas différent: en essayant de faire concorder ses symptômes aux descriptions théoriques, on n'aboutissait la plupart du temps qu'à une erreur par assimilation. Il fallait au contraire considérer l'ensemble des symptômes sans chercher à se ramener à du connu, afin de toucher le fond du problème. Seule la dernière phrase de Iago était vacillante au regard de la solidité du discours; s'installait ici le risque de raisonner par exagération, ce qui n'était guère mieux...

Le médecin s'apprêta à le faire remarquer à l'homme installé à ses côtés, lorsque celui le devança et le prit de court. Pourquoi avoir voulu, pourquoi vouloir être médecin ?

*Pour sauver Caprita*

Il avait huit ans. Sa mère lui avait confié la garde d'une demi-douzaine de chèvres. Il avait bombé le torse, fier comme un jeune coq, et s'était acquitté avec sérieux de sa mission. A quelques mètres de là, un torrent filait joyeusement entre les pierres. Les rayons du soleil jouaient dans les gouttes d'eau, et Muzio put contempler, émerveillé, un arc-en-ciel. Les couleurs vives paraissaient si proches, si éloignées pourtant ! Fasciné, l'enfant s'approcha de la rive et tendit la main, joueur. C'est alors qu'un bêlement lui fit brutalement tourner la tête, et il ne put voir qu'un éclair de pelage blanc, d'un blanc si éclatant qu'il ne pouvait appartenir qu'à Caprita, la plus petite chèvre du troupeau. Une éclaboussure, et Muzio courut ramener l'animal sur la terre ferme. L'aventure pourtant avait blessé la chevrette; sa mère qui l'examina le soir hocha tristement la tête: "Trop tard, Muzino..."

Trop tard... Plus jamais. Il se l'était juré.

Et il avait failli à sa promesse. Il était arrivé trop tard plus d'une fois, pour un accouchement, pour une hémorragie, pour un suicide... Ce sentiment d'impuissance le suivait comme une ombre, c'était son vieil ennemi, ils se connaissaient bien tous les deux.

Muzio se secoua intérieurement. Pourquoi diable était-il médecin ?

C'était inscrit en lui. Il ne pouvait être que médecin. En vérité, il lui était absolument impossible de s'imaginer marchand ou paysan... C'était en lui, profondément en lui.

Il aurait pu répondre cela tout simplement, mais il comprit lui-même que c'était un peu simple. Lui qui croyait fermement au pouvoir de la volonté sur une vie ne pouvait se contenter de cela. S'il était médecin aujourd'hui, c'est qu'il l'avait choisi. Choisi.

Parce que ses tripes se soulevaient devant la souffrance. Parce que ses mains brûlaient de servir. Parce qu'il serait mort de ne pas faire vivre.

Besoin de lutter contre l'absurdité d'un destin. Besoin de soulager du concret. Besoin de croire que la vie valait la peine d'être vécue.

Muzio regardait sans les voir les petits arbres décoratifs. Son regard flou s'en détourna brutalement et se reposa sur Iago. Face à ce personnage, le noir envahit son esprit et il ne trouva rien à répondre. Rien sauf des banalités, rien sauf exposer un coeur touchant et nigaud, rien sauf tout ce qu'un otiosissimus mépriserait.


« Parce que c'est là que je peux être utile... »

Toute sa vocation, sa passion, sa vie... résumée dans cette phrase maladroite et niaise. C'était à pleurer. Heureusement, Muzio n'était pas homme à pleurer parce qu'il ne savait pas parler.

Quant à son père ?


« Oh non, mon père n'avait rien d'un médecin. Du moins je le crois... Cultiver la terre le comblait. »

Il resta un instant silencieux, puis il adopta l'auto-dérision, qui après tout cela lui semblait la dernière sortie possible. Il eut un petit rire qui n'était ni joyeux ni déprimé, ni même amer. Tranquille, résigné.

« La nécessité de se sentir utile est paraît-il caractéristique des personnalités faibles. J'en suis conscient, du moins... Seul un esprit fort peut se permettre l'inaction, n'est-ce pas ? »
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Iago degli Albizzi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleVen 14 Juil - 15:02

Le médecin prenait son temps pour répondre. Bon signe et mauvais signe. Bon signe, parce qu'il réfléchissait avant de parler, ce qui était non seulement agréable mais aussi nécessaire. Mauvais signe, parce qu'il composait sa réflexion et qu'il reculait donc dans son "je suis prêt". Il n'était pas prêt puisqu'il devait préparer sa réponse.

Lorsque l'homme se tourna vers lui pour lui donner sa réponse, "parce que c'est là que je peux être utile", Iago sentit ses yeux s'écarquiller légèrement et un sourcil se lever. A quoi donc jouait-il avec une réponse pareille ? A paraître complètement idiot ?
Iago attendit patiemment que la réponse se développe. Il décida de ne pas relever le "du moins je crois" et de ne pas rentrer dans les histoires de famille.
Au fur et à mesure que le médecin rajoutait des phrases, l'air étonné et un petit peu ironique de Iago augmentait.

Après la question, Iago attendit un peu pour être sûr que c'était bien fini, et finalement éclata de rire.
Il tapota affectueusement d'une main l'épaule du médecin alors qu'il essuyait une larme de l'autre. La tête toujours en arrière contre le montant de la fenêtre, les yeux tournés vers le ciel où l'on commençait à voir les étoiles, Iago se mit à parler, à sa manière habituelle qui le rendait très difficile à suivre, très rapidement, sans prendre de pause, d'un ton de voix relativement indifférent. Seules ses mains ponctuaient parfois son discours d'un geste désinvolte.


"Monsieur le médecin… Tu me fais rire.
Vous mélangez beaucoup de chose. Utilité, action, esprit. Il peut y avoir une action utile ou une action inutile. Comme une inaction inutile et une inaction utile. L'inutilité active est une plaie, l'inutilité inactive peut être d'une grande utilité inactive.
Quant à l'utilité active, c'est la mort de l'esprit.
Evidemment tout cela est teinté de subjectivité, car si le monde me considère comme inutile, je me considère personnellement comme très utile, quoique, pour me faire comprendre du monde, je revendique le titre d'inutile.
L'inutilité du monde est mon utilité.
L'utilité du monde est comprise comme action dans le monde. D'où, j'imagine, votre confusion. Et c'est là qu'intervient l'esprit.
Car l'activité utile, c'est le travail, c'est l'asservissement de l'esprit dans une tâche. C'est la fatigue et avec la fatigue la bêtise, la recherche d'un plaisir distrayant par compensation, la satisfaction de peu et l'abandon des facultés intellectuelles. Evidemment, toutes les actions utiles ne génèrent pas forcément autant d'abandon de l'intelligence. Mais aucunes ne fournit l'immense disponibilité de l'inutilité inactive.
Ce n'est pas que "l'esprit fort seul peut se permettre l'inaction", c'est que l'inaction est la seule condition pour former un esprit que je ne qualifierai pas de fort, parce que cela nous ferait entrer dans un rapport de force qui a à voir avec la matière et non pas avec l'esprit, mais d'intelligent, simplement.
Quod erat demonstrandum."

En disant cela, Iago releva la tête et eut un petit geste de balayage de la main, comme souvent, il n'aimait pas traîner sur ce qu'il disait. Il se pencha d'ailleurs immédiatement vers le médecin, appuyé sur ses mains posées devant lui, le visage presque à la hauteur de celui de son vis-à-vis, le regardant avec une curiosité amusée.

"Mais je me demande si vous ne vous moquez pas de moi… Vraiment… "Parce que c'est là je peux être utile" ? Vous cherchez à être utile parce que vous êtes un esprit faible ? Vous voulez vraiment que je vous crois ? Allons…

Vous auriez pu être utile dans beaucoup d'autres domaines… Pour garder les vaches, pour défendre le pays, que sais-je, par n'importe quoi que font les gens et qui leur attire des admirations béates pour leur "utilité".
Si vous ne faisiez ça que parce que vous cherchiez à vous sentir utile, vous n'auriez pas choisi d'être médecin. Ou vous auriez arrêté très vite sans doute…"

Le ton de Iago devint un peu plus grave, il continuait à regarder le médecin.

"D'après ce que je vois, être médecin, c'est voir mourir une grande partie de ses patients pour en guérir quelques-uns. On ne doit pas se sentir très utile ainsi…
On doit même se sentir terriblement inutile, absolument impuissant. Oui, l'absolue de l'inutilité… Le néant et la mort, toujours là, toujours plus forts…

Si l'on cherche à être utile, et que l'on choisit une profession, utile certes, mais où l'on se sent inutile la plus part du temps, c'est qu'il y a autre chose derrière…
Une vraie conversation ne peut pas se contenter d'une façade bonne pour les esprits simples."

Iago s'avança encore un peu vers le médecin, et tapota rapidement du doigt l'assise de la fenêtre, comme pour demande que soit présentées à cet endroit les vraies raisons derrière ce choix.

"Alors, dites-moi, Monsieur le Médecin, pourquoi avez-vous choisi d'accepter de vous sentir inutile alors que vous voulez être utile ? En un mot : pourquoi avez-vous choisi d'être médecin ?"
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Muzio Barrozi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleVen 14 Juil - 18:38

Le rire lui paraissait parfaitement adapté à sa réponse, même si elle cachait plus. Iago n'était pas censé creuser. C'est donc avec beaucoup de surprise qu'il subit plus qu'il ne comprit la tirade de son interlocuteur. Il aurait pourtant dû se douter qu'on ne semait pas Iago degli Albizzi comme cela.

Les mots filaient avant qu'il ne les attrapât, et tourbillonnaient autour de sa tête sans y pénétrer. Action, inaction... Utile, inutile... Il capta au vol le "d'où, j'imagine, votre confusion", et en conclut que Iago devait être dans le vrai. La confusion était totale dans son esprit. Quand arriva enfin le "Quod erat demonstrandum", Muzio haussa les sourcils. Il avait toujours été très froid face aux démonstrations de mots, aux tirades bien ficelées qui, selon lui, brassaient de l'air. Même si le fond pouvait être parfaitement intelligent - comme c'était sans doute le cas ici -, le médecin s'y perdait mais surtout leur reprochait de rester dans la théorie. Lui, c'était un homme de terrain.

Ce qui le ramenait à la sempiternelle question de Iago. Un Iago qui le charcutait, qui le provoquait, qui le poussait à bout et qui, finalement, exigeait de lui des mots. Des mots... Il ne parlait longtemps que s'il était provoqué ou hors de lui. Dans ces cas rares où il se départissait de son calme naturel et professionnel...

Muzio ferma les yeux et respira profondément, la tête tournée vers l'air de l'extérieur. Il rouvrit les paupières et son regard se fixa sur une petite lumière chancelante, loin dans la nuit.


« J'ai choisi d'être médecin. J'ai vu, je vois mourir des hommes, oui. Mais cela, ce n'est pas être médecin. C'est être humain. Oui, vous l'avez deviné, être médecin c'est avant tout prendre conscience chaque jour de son impuissance. Mais pas seulement. C'est aussi, c'est surtout être farouchement déterminé à ne pas accepter cette impuissance.

Quand je suis entré dans ce métier, je l'ai fait abstraitement. Pour soulager les maux, un peu, bien sûr, mais également par curiosité, peut-être aussi parce que c'était un défi pour un fils de paysan, peut-être simplement parce que garder des chèvres m'ennuyait... Et puis il a fallu voir mourir.

Et je me suis aperçu que je ne pouvais pas m'y habituer. Je ne le suis toujours pas. Refuser de voir mourir, c'est ce que l'homme a de plus humain. Refuser de voir mourir des hommes faits pour vivre. Alors j'ai décidé de lutter. Lutter de toutes mes forces contre... non, pas vraiment contre la mort, ce serait absurde... contre la souffrance. Il n'y a rien de plus insoutenable, donc rien de plus important que la souffrance d'un homme, d'un enfant, et les horreurs qu'elle traîne avec elle, et les raisons qu'il faut lui trouver.

En un sens, le combat d'un médecin est dérisoire ; au mieux il ne fait que retarder l'échéance. Je m'obstine malgré tout, et j'ai la prétention de croire que je ne suis pas tout à fait inutile... Soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire parfois un peu de bien. C'est mon unique raison d'être. Cela peut vous paraître simple, simpliste. Ça l'est, peut-être... Mais je crois que c'est le chemin du vrai.

Voilà, monsieur, pourquoi c'est un médecin qui vous parle aujourd'hui. Parce que j'ai choisi de mettre un savoir et un savoir-faire au service de l'humanité souffrante, quel qu'en soit le prix. »

Il se tut, la gorge sèche. Au-delà du Canal, la lumière s'éteignit. Il reprit alors d'un ton plus doux.

« Ne vous méprenez pas, toutefois. Je ne prétends pas à la sainteté, encore moins à l'héroïsme. Je lutte contre la souffrance qui me rappelle chaque jour mon interminable défaite. Et je continue tout de même. C'est fou, absurde, idiot, comme vous voudrez... Vous pourrez sans doute me démontrer très clairement combien c'est irréfléchi, je le sais. Mais je m'occupe de guérir avant de réfléchir. »

Muzio se tut pour de bon, cette fois. Il reporta son regard sur Iago. Son visage n'avait rien de fier ni d'orgueilleux. Dans ses pupilles, la détermination et la fatigue livraient un éternel combat acharné.
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Iago degli Albizzi
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleDim 16 Juil - 18:21

Iago écoutait avec attention les mots sortirent de la bouche du médecin.
C'était cela qu'il reprochait aux hommes. Ne pas être capable de donner ce genre de réponse directement lorsqu'on leur pose la question. Et encore, chez le médecin, il avait suffit de recentrer une fois le discours pour avoir une réponse honnête. La plupart du temps, cela ne marchait jamais.

Cette sincérité simple était très reposante aux oreilles de Iago. Tellement agréable qu'il ne répondit pas tout de suite, continuant à savourer un de ces rares moments de repos.
Lorsqu'il prit la parole, c'était avec calme et amusement.


"Si je tentais de vous démontrer que ce que vous venez de me dire n'est pas réfléchi, je serais le premier des idiots... Vous avez clairement beaucoup réfléchi à ce sujet. Que ce soit une réflexion abstraite ou pratique n'a aucune importance...

Cela dit, vous ne m'entendrez pas dire que je trouve cela merveilleux, noble, grand. Que vous servez une juste cause et que vous avez parfaitement raison de vous comporter comme vous le faites. Non, évidemment..."

Iago allait continuer et tenter d'expliquer sa pensée sur les paroles du médecin, quand son regard, qui n'avait presque jamais quitté Elio, remarqua enfin la grande agitation autour de son ami.
Visiblement, la sœur d'Ugo venait de faire la preuve de l'infériorité des femmes sur les hommes, et de leur propension immense à attirer tous les regards sur elle. Même Ugo venait d'arriver sur la scène du drame.
Iago soupira. Il aurait bien laisser les choses se faire, mais s'il retenait le médecin et qu'il arrivait quelque chose de grave à la femme d'Elio, celui-ci serait très embarassé par toutes les cérémonies qu'il faut faire pour un enterrement, et Ugo le serait tout autant pour des raisons plus sentimentales.
Malheureusement, il allait devoir participer au sauvetage de Bianca...


"Je crois que vous allez pouvoir mettre votre "utilité" en action, monsieur le Médecin... Il semblerait que la jolie soeur d'Ugo, jolie épouse d'Elio ait ses vapeurs..."

Alors même qu'il disait cela, une jeune servante s'approcha du médecin et le tira par la manche. Elle cherchait visiblement à ne pas trop regarder Iago, ne sachant pas trop quelle attitude adopter devant un hurluberlu perché sur une fenêtre.[i]

"Maître Barrozi, excusez-moi, c'est son Altesse... la Princesse, elle se sent mal... Le Prince Elio la mène dans sa chambre, pouvez-vous venir ? Elle est toute pâle..."

[i]"Maître Barrozi... C'était donc le nom de son interlocuteur... Iago inscrivit le nom dans un coin de sa tête et, retrouvant son air ironique, il lança ses derniers mots.


"Quand je vous disais qu'il n'y a rien de pire que l'utilité... Elle empêche toutes conversations... Mais ne vous inquiétez pas, je ne vous laisserai pas en paix si facilement.
A bientôt, Monsieur le Médecin..."

Et après avoir fait un petit salut de la main, il sauta au sol, côté jardin évidemment...
Le petit cri poussé par la servante lui arracha un sourire sardonique.


[Exit Iago]
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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 PerleDim 16 Juil - 21:11

Iago aurait pu avoir toutes les réactions du monde après ce que Muzio venait de déballer, le médecin n'aurait pas regretté un seul de ses mots. Mais le fait que cet être étrange ne méprisât pas ses paroles le soulagea. Évidemment, il ne partageait pas ses idées, mais son calme donna l'envie à Muzio d'écouter ce que lui, l'otiosissimus, avait à dire sur le sujet.

Cependant un évènement dans la salle semblait avoir retenu son attention. L'attention de nombre de convives, en fait. Absorbé par son discours, Muzio n'avait pas remarqué le changement d'atmosphère de la pièce. Les conversations s'étaient faites plus basses avant de redoubler d'ardeur, les éventails s'agitaient plus que jamais, flous entre les mains de ces dames, et les regards convergeaient vers... Muzio pivota. Ah, les anges associés. Il ne put qu'apercevoir une robe bouffante emportée vers la sortie et ne saisit pas toute la logique de la scène.

Fort heureusement, Iago entreprit de l'éclairer. La Princesse ? Ses vapeurs ? Muzio fronça les sourcils. Au même instant, il sentit qu'on tirait sur sa manche et il aperçut une jeune fille visiblement un peu secouée. La Princesse, le Prince, sa chambre, toute pâle... Pouvez-vous venir ?


« Bien sûr, mon petit, j'arrive. » assura-t-il.

Il se retourna vers Iago qui avait retrouvé une expression qui lui semblait familière et dans laquelle il se complaisait sans doute. Rien de pire que l'utilité ? Muzio sourit. Et Iago disparut d'un bond dans le jardin. Le médecin resta un instant tourné vers la fenêtre. Il lui tardait de retrouver ce diable d'homme.

En attendant, le devoir l'appelait. Et pas le moindre... Il se retourna vers la jeune servante qui semblait s'inquiéter pour sa maîtresse. Il lui adressa un sourire aimable.


« Pouvez-vous me guider ? »

Opinant de la tête, elle entreprit d'atteindre la porte en se faufilant entre les groupes indifférents. Muzio l'imita à grand-peine, se concentrant sur sa respiration pour oublier la foule qui l'oppressait. En franchissant la porte, il entendit des voix murmurer: "C'est le nouveau médecin..." "Vous croyez ?" "Le remplaçant de Tréviano ?" "Vraiment ?" "Dites, très chère, en parlant de Tréviano, on dit qu'il..."

Les conversations furent bientôt étouffées, et Muzio respira mieux. Il suivit silencieusement la servante qui se pressait, marmonnant quelque chose à propos de verre brisé...


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MessageSujet: Re: Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse   Près des Fenêtres donnant sur la Terrasse - Page 2 Perle

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